Introduction du livre Technoromantisme de Stéphan Barron
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Introduction au livre Technoromantisme
Sens
La question est incontournable pour un artiste : quelle lecture faire du progrès ? Après avoir cru au progrès, lhomme occidental saperçoit des limites de ce progrès. La promesse dun Éden technique a bien des allures de cauchemar.
Bien que nous ayons vaincu de nombreux fléaux, atteint la suffisance alimentaire, élaboré des machines qui peuvent travailler à notre place, les problèmes se sont déplacés voire accrus : société duale, violence, racisme, destruction de lenvironnement, pollution Crise du désir, de linsatisfaction et de langoisse exacerbés par la société de communication.
Lyotard nomme ce scepticisme Postmodernisme. Mais que veut dire postmoderne ? Nos sens et nos repères vacillent. Dans cette période de redéfinition. Le postmoderne signifie-t-il une perte de sens, une équivalence des valeurs conduisant à une absence de valeurs ? Est-ce la fin des idées, des choix ? Dépassons la modernité au lieu de la rejeter en bloc ou de senfermer dans une sorte de nihilisme ou de cynisme.
La modernité nous a permis de progresser sur le plan matériel. La mécanisation de notre environnement a été simultanément un succès et un échec. Un succès, car nous avons pu dominer certains fléaux naturels comme les maladies. Grâce aux machines, nous avons la possibilité de nous libérer de tâches matérielles pour consacrer notre corps et notre esprit à une démarche spirituelle. Que faire du cerveau qui na plus besoin de compter ou de mémoriser des informations, quand les machines peuvent le faire pour lui ? Nous nutilisons pas cette disponibilité nouvelle, et au contraire le progrès technologique est un enfermement radical, une soumission aux machines informationnelles. Nous traitons de plus en plus dinformations, nous produisons de plus en plus dobjets plus ou moins aliénants : mais pourquoi faire ? Il est temps de poser un regard critique sur notre environnement technique. Des machines ? Pourquoi pas, mais pour plus de liberté et de spiritualité. Sinon jetons les ordinateurs par la fenêtre. Ils nous détruiront.
Le postmoderne est ambigu et en cela il est riche. Jeter les machines, sen détacher, pour construire de nouveaux liens humains et spirituels.
Se plonger dans la modernité pour la dépasser, pour soumettre les machines à un projet centré sur lhomme. Soumettre les machines à nos corps, à nos esprits pour en faire des instruments de notre nouvelle renaissance.
Comment créer de nouvelles utopies, quand celles du XIXe siècle ont conduit aux cauchemars fascistes et communistes? Il nous faut comprendre que léchec des utopies modernistes et marxistes, cest léchec dune pensée matérialiste basée sur la domination de lautre et de la nature. Nous avons besoin de nouvelles utopies, non pas des utopies idéales et idéologiques, mais des utopies concrètes, des utopies dattitude, comportementales, des utopies sensuelles et corporelles. Nous ne voulons plus dutopies massifiantes et aliénantes, mais des utopies individuelles et conviviales. Changeons le monde ? Changeons-nous dabord Cest certainement plus modeste mais peut-être plus difficile. Nous avons besoin de convivialité, de relations humaines. Inondés par les mots, ce sont les gestes qui nous sauvent. Bombardé dinformations contradictoires, noyé par un déluge textuel et visuel, nos repères vacillent. Ressaisissons-nous, reprenons pied, non pour réactiver les idéologies mécanistes qui ont voulu que tout homme est égal à un autre, et que donc chaque homme navait pas de valeur en soi. Légalitarisme cest la fin de lhumain, cest lhomme-machine, lhomme compté par les machines; un numéro, une quantité. La qualité, lunicité, lidentité comme début de léchange, de la relation, voilà dautres bases pour résister sereinement à la globalisation.
Le postmoderne comme rejet radical de la modernité nest pas réaliste. Cette écologie profonde, si elle reste tolérante, est néanmoins très respectable et joue sans doute un rôle: celui de conserver en nous et sur la terre des endroits intacts, des lieux de pur primitivisme, de nature. Une source de modèles ancestraux
Deux visions des nouvelles technologies semblent saffronter, et la référence à lécologie est latente dans chacune de ces visions. Les deux attitudes offrent des éclairages complémentaires sur les phénomènes qui se déroulent devant nos yeux. Dans les thèses positives, la conscience écologique viendra delle-même, par leffet psychosensoriel des technologies planétaires : cyberespace (Internet), télévision, téléphone. Les technologies nous donneraient la possibilité de passer à un niveau anthropologique supérieur : conscience, et communication universelle
Lordinateur hermétique et tout puissant est devenu le nouveau dieu. La religion nous unissait à une totalité plus vaste, Internet prolonge et réalise la même utopie. Les informaticiens sont les nouveaux prêtres dune religion dont les dogmes sont tout aussi indiscutables que ceux des religions traditionnelles. Cette foi en la machine confine à la pensée magique.
Une mystique de la technologie se développe dans laquelle les nouveaux croyants jurent en un monde meilleur libéré par miracle de tous les maux. Sauver le monde par la technique est le nouveau credo des cyberpunks. Le passage de lan 2000 cristallise tous les fantasmes de la fin du monde réel. Les cyberpunks rêvent dune cyberassomption et prétendent illusoire toute idée de défendre la nature, le monde et un fonctionnement social décent.
Certains croyant en la supériorité de la machine sur lhomme, rêvent dun futur posthumain. Notre esprit, pourrait survivre sans le corps, en étant transféré dans le cyberespace ; ce que Hans Moravec nomme " déchargement ". La méthode de " déchargement " permet à lintellect, confondu ainsi avec lâme, datteindre limmortalité promise par toutes les religions. Selon lui, les robots doués dintelligence humaine seront monnaie courante dans cinquante ans. " Moravec, mécaniste militant, croit comme Marvin Minsky que lesprit nest quune machine de viande; léquivalence homme-machine, par conséquent, nest quune affaire de rapidité dans le traitement de linformation ". Le progrès technique nous permettra bientôt datteindre limmortalité. Selon eux, les robots du futur laisseront lhomme " derrière eux dans un nuage de poussière et feront passer lintelligence à une autre échelle, dépassant lentendement humain ". Ces croyances techno-mystiques rejoignent les mêmes illusions entretenues par le christianisme puis le communisme. Elles ont une fonction identique : celle de la fuite du présent. Souffrez tout de suite, le bonheur est pour demain ! Ces délires technophiles promettant le meilleur des cybermondes, ont déjà un effet. Ils assurent le même rôle de déresponsabilisation individuelle face aux enjeux et aux problèmes individuels et collectifs à résoudre ici et maintenant.
Cette attitude technophile, dit Paul Virilio, nest-elle pas la même que celle des avant-gardes artistiques du début du siècle et des thèses modernistes ? " Le même idéalisme qui a provoqué les catastrophes et les dégâts du XXe siècle recommence aujourdhui. Je ne suis absolument pas contre le progrès, mais nous sommes impardonnables, après les catastrophes écologiques et éthiques que nous avons connues - aussi bien Auschwitz que Hiroshima - de nous laisser piéger par lespèce dutopie qui laisse croire que la technique apportera enfin le bonheur et une humanité plus grande ".
Nous ne pouvons croire à lémergence dun Éden technologique, alors que les technologies nous plongent déjà dans une crise majeure, crise économique, sociale, politique, et surtout une crise du sens. " Lapologie dune universalité planétaire sans contenu, les enthousiasmes naïfs pour les " mondes virtuels " et le " village global " ont paradoxalement rendu attrayant le repli identitaire, le rejet de lautre, comme moyens de retrouver de " vraies racines ", souligne Philippe Breton.
Quelles seront les conséquences du cyberespace et de la mondialisation ? Nul ne le sait. Le matérialisme veut soumettre encore plus la nature, lhomme à la matière. La machine au service de largent. La machine pour plus de matérialité.
Où se situe notre responsabilité dintellectuel et dartiste ? Lart conceptualise et exprime des utopies. Lart est un lieu de résistance. Lartiste a la chance de travailler sur un support à la fois matériel et symbolique et de pouvoir proposer des utopies qui sont des points de mire. Lartiste propose une pensée en action.
Lartiste a aussi la chance de pouvoir sengager de façon ironique : il a la possibilité paradoxale dêtre réaliste, de connaître les méfaits des technologies et de les combattre dans un grand élan doptimisme. Il a aussi la possibilité de proposer des uvres critiques, interrogatives, qui laissent le spectateur-acteur (spectacteur ou interacteur) libre de les interpréter selon ses convictions. Une multiplicité des sens ouvre la conscience.
Lartiste technologique souhaitant développer un regard critique est dans une situation paradoxale. Il peut compenser les effets négatifs des technologies, tenter den montrer une autre utilisation et agir comme antidote, mais ne sera-t-il pas alors un laudateur de la technologie ? Sil souhaite exercer un contre-pouvoir face aux technologies, il peut le faire avec efficacité au sein des technologies. Mais en utilisant une technologie, il en montre son intérêt Lartiste doit-il sinterdire lutilisation de certaines technologies ? Il peut aussi refuser dutiliser certaines technologies, mais son travail et sa vie dartiste sont dans un contexte technologique auquel il ne peut échapper et auquel ses uvres réfèrent. Ce ne serait donc pas tant les outils technologiques ou non, low-tech ou high-tech quil utilise, qui importeraient, mais le sens quil souhaite donner à son uvre. Lartiste doit-il préciser sa position par rapport aux technologies quil utilise et la signification de son uvre ? La situation est délicate, car les uvres peuvent signifier pour des spectateurs tout le contraire que ce que lartiste a voulu dire Cette ambiguïté et cette polysémie de lart font toute la différence entre lart et la propagande.
Linconfort de cette situation paradoxale, est encore accru par la difficulté daccès aux technologies quand on les critique. Il est peut-être plus confortable dêtre soit un artiste fasciné par les technologies, un artiste thaumaturge - pour reprendre le terme de Virilio - soit un artiste qui refuse en bloc la technologie.
Lart technologique officiel est au service dune idéologie et au service des marchands. Lapologie des manipulations génétiques, limage du corps comme une machine sont des thèmes fréquemment mis en avant par des artistes qui sans le comprendre sans doute préparent et justifient une future exploitation maximale de lhomme et de la nature: lhomme est la nature comme objets, comme marchandises. Lutilisation des technologies pour un art purement visuel et divertissant, présenté comme lart daujourdhui, nest-il pas aussi une façon de reprendre la société en main après les avancées libertaires des années 70 ? Toutes les grandes questions éthiques, sont évacuées au profit dun art qui ne pose plus de questions.
Rejeter ou aduler le progrès en bloc sont-elles des attitudes responsables, bien que ce soient des attitudes confortables et qui ont du succès? Nous devons apprendre la complexité, le discernement, la lucidité. Les artistes sont responsables, ils ont une responsabilité éthique dautant plus grande que lart est symbolique, quil agit au plus profond de nous. Les artistes sont dautant plus responsables que lart est libre. Je nappelle bien sûr pas à lautocensure, ni à la censure, mais à la prise de conscience à la fois des artistes et du public.
Inventons une écologie de la technologie, cest-à-dire une réaction dadaptation en vue non seulement de notre survie mais surtout dune reconquête dune qualité de vie.
Retournons au Néolithique avec nos machines. Réinventons, restaurons la nature, ne travaillons plus, et consacrons nos vies à lart: voilà des buts pour le XXIeme siècle autrement plus motivants que la " malbouffe ", lesclavage et le contrôle généralisés, la survie dans une nature détruite.
Le progrès technologique doit être accompagné par un développement de lesprit humain. Cette nouvelle étape anthropologique est une adaptation de lhomme à son pouvoir nouveau sur la nature et sur lautre. À laugmentation des pouvoirs de la technologie, doit correspondre une augmentation de la conscience. Cette nouvelle étape dans la conscience et lactivité humaine est une forme décologie de lesprit et du corps humain face à un contexte nouveau. Cette réaction dadaptation prend diverses formes : spirituelle, corporelle, économique, sociale Lécologie est létude des interactions des êtres vivants entre eux et avec leur milieu. Les modèles de cette science modifient notre vision du monde. Ses concepts, dont linteraction, létude des relations dans des systèmes, recoupent parfois ceux de la cybernétique. Cest un paradoxe que létude du vivant et létude de lordinateur développent des croisements, des recoupements conceptuels. " Lécologie, au sens premier du terme, est la discipline qui étudie les relations entre les êtres vivants, et entre les organismes et leur substrat non vivant, ainsi que le fonctionnement des populations animales et végétales dans les systèmes quelles constituent sur notre planète. Ces systèmes, dans lesquels est incluse lHumanité, en étroite relation mutuelle et en équilibre dynamique, constituent un " supersystème " unique, la biosphère, à la fois robuste et sensible. De fait, toute atteinte à la biosphère est une atteinte à lHomme ".
La technologie intervient dans la relation de lhomme avec les autres hommes et dans la relation entre lhomme et la nature. Ainsi lécologie est plus à même que léconomie de définir les limites que les technosciences et lindustrie ne doivent pas franchir.
La technologie devrait être indissociablement mêlée à lécologie. Lécologie ne concerne pas seulement la nature " naturelle ", mais tous les types dinteractions y compris les interactions de lhomme avec la technologie. Cette approche de lécologie rejoint la réponse faite par les scientifiques préoccupés dun développement durable à " lappel dHeidelberg ", appel de scientifiques rassemblés par des industriels à la veille du sommet de Rio pour sopposer à la prise de conscience écologique planétaire.
Quelles formes prend cette écologie, et comment au-delà des idéologies peut-elle prendre corps dans la vie quotidienne ? Lécologie joue alors plusieurs rôles. Elle donne la conscience et le discernement indispensables pour utiliser de façon juste la technologie. Elle nous aide à déterminer quelles technologies sont utiles et bénéfiques et lesquelles doivent être combattues et abandonnées. Elle propose et invente des alternatives, et nous donne la force et la sagesse de résister à lapparente facilité du confort technologique. Elle compense les méfaits des technologies auxquelles on ne peut immédiatement trouver des alternatives, en nous apportant une culture du recentrement. Elle équilibre par un retour à la perception du corps, un retour à la relation avec la nature, les effets dématérialisants des nouvelles technologies.
Lordinateur nous oblige à rester assis. Dansons pour redonner au corps sa présence. Dansons pour ou contre les machines, pour retrouver nos perceptions. Lécologie éclaire notre conscience et affirme notre responsabilité à la mesure du pouvoir que nous confèrent les technologies, dont il est parfois difficile de dire si elles sont bonnes ou mauvaises suivant lusage que lon en fait.
Analysons chaque technologie, faisons un bilan de ce quelle nous apporte et de ce quelle nous fait perdre. Compensons les pertes par des mesures décologie individuelle ou collective. Inventons une culture du discernement dans un monde complexe. Face aux nouvelles technologies, il nous faut réinventer de nouvelles attitudes et réactualiser des prises de position ancestrales du corps et de lesprit face au monde.
Cest par une véritable éducation du corps et de lesprit, que lutilisation néfaste et barbare du nucléaire et des manipulations génétiques paraîtra évidente. Construisons des alternatives technologiques et des alternatives de comportement à ces utilisations inhumaines. Prenons conscience des effets des technologies sur le fonctionnement psychologique individuel et collectif. Le nucléaire par exemple, comme le montrent Virilio et Baudrillard est une technologie qui a propagé lidéologie de la sécurité et de la fausse transparence, " dissuadé lindividu ", et " contaminé le lien social ".
Nous sommes dans une situation paradoxale, devant simultanément résister au changement et accélérer le changement. Préparons les outils de notre nouvelle Renaissance, dune reconquête de lhumain. Les nouvelles machines par les modifications importantes quelles entraînent dans notre environnement rendent urgent de changer les esprits et par conséquent les valeurs de notre société. Nous viendront alors sans doute le désir demployer différemment nos outils, et lintelligence den inventer dautres.
Lécologie individuelle, écologie de la conscience, de lesprit doit être aussi la graine dune écologie collective et donc politique : de lorganisation de la cité, à celle de la planète. Écologie de lesprit, écologie pratique et individuelle qui se transforme en écologie partagée dans la cité.
Que dire de lécologie des technologies ? Pour Maria Klonaris et Katerina Tomadaki, une écologie de lart, serait la défense des supports analogiques face à lémergence des supports numériques. Une idée de lécologie des médias, qui serait à mettre en parallèle avec la défense des espèces en voie de disparition Cette idée revient à celle du mixage des techniques et des expressions artistiques, concept devenu évident pour tous les artistes davant-garde depuis les années 70. Cette définition de lécologie des médias nintègre pas lurgence écologique face aux menaces que font peser les technologies sur lhumain. Pour certains, lécologie des médias serait simplement de faire de lart avec des nouveaux médias... Or léquation Art + Technologie = écologie des médias me paraît un raccourci tautologique simpliste et inexact. La question du sens, et la question des sens, seraient évacuées et ainsi toute la problématique de lart. Lart est un problème dattitude, pas de technique.
Pour dautres enfin, lécologie des médias signifierait le minimalisme dans lutilisation des technologies. Lécologie des médias peut-elle inversement signifier que le message de cet art serait lécologie ? Un art qui prêcherait lécologie serait sans doute ennuyeux et naurait pas dincidence sur la conscience humaine. Lart invite à une élévation de la conscience et puise sa force dans le détachement. Mais le cynisme de lart, sil est un mépris du moralisme, se fonde sur une attitude exigeante du corps et de lesprit. Pierre Restany rappelle parfois une définition donnée par Yves Klein lors dune conférence à la Sorbonne, en réponse à la question " Quest-ce que lart ? " " Lart, cest la bonne santé ". Tout art est-il de lécologie, comme tentative de lhomme de sadapter à son environnement naturel ou artificiel ? Une écologie de lart pourrait prendre sa source dans une écologie du corps et de lesprit et exprimer dans ses formes un autre rapport au monde (aux humains, à la nature et à soi).
Définissons une écologie qui ne serait ni une idéologie du progrès (le nouveau cest mieux), ni une idéologie du regret (la nostalgie) : une écologie du présent, de la présence. Réorganisons le temps et les relations humaines dans notre société. À lheure de laccélération généralisée, du temps réel, comment pouvons nous construire une nouvelle conception du temps qui laisse le corps se spatialiser.
Dans une société de compétition comme la nôtre, sous la pression dune survie économique simulée, il faut une grande abnégation au scientifique pour refuser le nucléaire, le génie génétique. Peut-on imaginer un changement sous une telle pression ? Il faut une grande abnégation au philosophe, mais aussi à louvrier pour refuser de collaborer, mettant en péril sa survie. Lartiste dans un système institutionnel dépendant du politique ou du pouvoir technologique est face à cette même difficulté. Lartiste doit résister, il a une responsabilité éthique.
Quels bilans de la modernité établir dans les domaines politiques et sociaux (léconomique nétant quune partie du domaine social, et non le contraire) ? La source de nos problèmes vient de notre obsession de la quantité. Le corps est le lieu de passage du quantitatif au qualitatif. Une éducation du corps basée sur la performance, sur la quantité (de muscles, de secondes) est une éducation à lagressivité : le corps -machine. Le corps est ainsi vécu comme objet extérieur, et non de lintérieur. Le corps soumis, contrôlé par le cerveau, contre le corps vécu et ressenti. Un dialogue avec le corps doit-être renoué, en instaurant une écoute. Éduquer à écouter le corps, nous rend disponible aux changements qualitatifs, et nous ouvre ainsi à dautres qualités. " La nature nest pas belle parce quelle est belle " disait Cage, " La nature est belle parce quelle change ".
Lart est cette recherche de qualité. Lart, lécologie, la spiritualité sont des recherches de cette qualité. Ils peuvent animer un autre esprit de laction et de la relation. Ce nest pas linstruction civique quil faut introduire dans les écoles, mais la danse : pas celle de William Forsythe qui célèbre le corps alphabétisé et meccanisé, mais celle de Sankai Juku, qui nous éveille à la présence au corps.
Devant la pléthore dinnovations techniques à notre disposition (voiture, télécopieur, réseaux télématiques, bicyclette, pesticides, nucléaire, éoliennes, téléphone portable, génie génétique ), lesquelles constituent un progrès, lesquelles constituent un danger et déjà une nuisance ? Comment animer dun esprit éthique lutilisation de technologies dangereuses ? La recherche génétique permet de guérir quelques maladies et de sauver des vies. Ce type de recherche sur le génome ne nous conduisent-elles pas vers leugénisme ? Cette légitimité peut-elle servir dalibi à lintroduction dans lenvironnement de monstres inédits que sont les OGM ? Les conséquences de leur prolifération est impossible à envisager. À quoi servent ces OGM, si ce nest à augmenter les profits de quelques multinationales ou à satisfaire lego des chercheurs ?
Quel est le bilan écologique de telle ou telle option technologique : cest-à-dire que nous apporte-t-elle, quels risques, quelles nuisances ? Développons des alternatives. Osons abandonner des technologies, en sachant reconnaître des limites. Se posent alors demblée deux questions, une question individuelle et une question collective. La question individuelle est celle de lattitude, de léthique, de lesprit des choses autant que des choses elles-mêmes. Une des fonctions de lart est dactualiser léthique et le spirituel. " Il faut essayer dapprendre la manipulation des codes techno-imaginaires, pour éviter le totalitarisme post-historique qui sannonce sur les surfaces colorées qui nous entourent " nous disait Vilèm Flusser.
La question collective est celle de la transformation collective des prises de conscience individuelle, cest-à-dire dun stade supérieur de la démocratie. Ce stade supérieur de la démocratie, doit saccompagner de laccès à une information pluraliste, qui nest pas assurée par les médias traditionnels centralisés. Le cyberespace peut-il nous informer, nous aider à construire une société plus démocratique ? Certains reportent sur les réseaux lutopie de la transparence et de la communication sans entrave. Nous ne pouvons quêtre sceptique à lidée dune démocratie virtuelle, si celle-ci nest pas ancrée dans une autre relation à lautre.
Quelle attitude sociale devons-nous privilégier, quelle attitude sociale devons-nous dissuader ? Quelle attitude individuelle devons-nous cultiver et enseigner ? Comment prendre conscience des effets de nos technologies (effets psychosensoriels, effets sociaux ) et compenser les pertes quelles nous imposent ? Lart est un moyen de développer la conscience. Sa responsabilité est de contribuer à définir une nouvelle éthique. Il peut inventer de nouvelles formes sociales et doit nous mettre en garde contre les dérives possibles dans lutilisation des technologies.
Nous vivons une révolution de la mesure. La science et les techniques nous aident à mesurer, à percevoir, et donc à prendre conscience, tout en nous donnant des instruments de pouvoir, eux, démesurés. Lart permet darticuler perception, conscience et action. La science enivrée par ses succès et trop coupée de tout principe de responsabilité, fonctionne pour elle-même. La science seule ne peut prendre des décisions qui engagent lhumanité entière. Une autre science est-elle possible, que celle dominée par largent, et tentée par une fascination de la science pour elle-même ? Nest-ce pas la spécialisation et lautonomie de la science quil faut enrichir dautres points de vue ? Rêvons dun art au sein des technosciences pour y faire émerger de nouvelles valeurs.
Remettre en cause la modernité, cest sans doute aussi établir un bilan des dérives des révolutions française et russe qui ont fondé cette modernité, en particulier leur négation absolue de la spiritualité, cest-à-dire leur culte de la société-machine au détriment de lhomme, de sa conscience et de sa responsabilité. Les révolutions ont été en leur temps une rupture, basée sur un constat déchec. Elles ont instauré des sociétés métaphores de la machine. Toutes nos institutions sont des machines. Lhomme lui-même est pensé comme une machine, éduqué, administré, soigné sur des modèles mécaniques. Lidéologie de la machine a gagné le fonctionnement social, la loi, et est menée à son paroxysme par lintroduction de lordinateur, qui concrètement ou métaphoriquement renforce plus encore le contrôle social. Le pouvoir considérable donné par les ordinateurs aux administrations, paralyse le fonctionnement social. La fascination pour la " tekhné ", en fait une nouvelle idole. Les institutions préfèrent le technicien, grand prêtre de la machine, au poète, à lartiste ou au philosophe. Au sens est substitué le mécanisme. Cest une façon commode dévacuer la pensée, la sensibilité, la perception, au profit de lordre mécanique. Lémergence des technologies interdit alors tout dialogue, toute critique sur les technologies, mais surtout à travers elle, tout regard critique sur le monde.
La technologie devient alors linstrument de limmobilisme social, et facteur dune société sans liberté. Sous prétexte dune informatisation, synonyme de progrès, les individus acceptent un contrôle et une gestion des informations poussée à labsurde. La hiérarchie sest doublée dun système de contrôle diffus par des procédures techniques.
Les technologies planétaires ont-elles dissous les discours ? La teknê devient une fin en soi et prend la place des idées. A-t-elle rendu les idées obsolètes ? La technologie fait écran, elle masque les vraies problématiques qui sont éternelles, celles des rapports du pouvoir et de la liberté. Comment faire alors puisque hors de la technologie nous ne pouvons résister efficacement, et que dans les technologies nous entrons dans les règles imposées par elle ? Soûlé par le flot dimages, surfant hagard sur des informations inutiles, comme un bouchon ballotté par les vagues, nous avons besoin de nous ancrer dans le réel, et de reprendre nos distances.
Les idéologies sont bien mortes avec la chute du mur. Les idées de révolution nous semblent maintenant obsolètes, car elles nont mené nulle part. Créons plutôt ce quHakim Bey intitule des TAZ (Zones Autonomes Temporaires). " Le slogan " Révolution ! " est passé de tocsin à toxine, il est devenu un piège du destin, pseudo-gnostique et pernicieux, un cauchemar où nous avons beau combattre, nous néchappons jamais au mauvais Éon, à cet État incube qui fait que, État après État, chaque " paradis " est administré par encore un nouvel ange de lenfer ".
La TAZ est une zone de liberté ici et maintenant qui échappe aux pouvoirs technocratiques et na pas lintention de sy substituer. " La TAZ est comme une insurrection sans engagement direct contre lÉtat, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, dimagination) puis se dissout, avant que lÉtat ne lécrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou lespace ". La fête, la perturbation électronique, la méditation, lart, les systèmes déchanges locaux,... autant de moyens pour des chaos temporaires et non-violents synonymes de vraie vie, décologie spirituelle et corporelle, individuelle ou collective. Autant de bulles inaccessibles aux idéologues, aux névrosés du pouvoir. Les idéologies sont des impasses, elles sont autant de projections de nos sentiments dêtre des victimes et ne sont en rien des instruments de liberté. La mondialisation réactive de vieilles utopies, comme lutopie planétaire. Ces utopies sont nécessaires, mais pour que de nouveaux enfers ne naissent pas de bonnes intentions, ces utopies ne peuvent être imposées aux autres.
" Il ny a pas de devenir, pas de révolution, pas de lutte, pas de chemin tout tracé : déjà tu es monarque et règnes sur ta propre peau - ton inviolable liberté nattend pour être complète que lamour dautres monarques : une politique du rêve, aussi urgente que le bleu du ciel ". Lart nimpose rien, il propose.
Gardons nos énergies pour les vraies évolutions à opérer et pour tenter de répondre par un engagement personnel et collectif aux nombreuses questions de la société technologique. " Le simple fait de se rencontrer face à face est déjà un acte de défi et de combat à lencontre des forces qui nous oppressent par lisolement et la solitude, par la frénésie hypnotique des médias ".
Comment désamorcer la violence de lexclusion dans cette société ? Ce ne sont pas les réseaux qui feront émerger de nouvelles formes dorganisation sociale, mais bien notre volonté de nous rencontrer physiquement, de reconstruire en permanence une éthique portée par le corps. Léthique vient du corps. " Nous voulons contrôler nos médias, et non être contrôlés par eux. Et nous devrions nous souvenir dun certain art martial psychique qui permet de réaliser que le corps est le plus immédiat de tous les médias ".
Face aux menaces qui pèsent sur lespèce humaine, comme les changements climatiques, pourrons-nous seulement lire et comprendre à temps les évolutions nécessaires quand cest une évolution anthropologique quil faudrait opérer ?
On doit sinquiéter de loption du tout technologique, qui est le discours dominant dans tous les champs de lactivité humaine, et dans le champ de lart en particulier. Une utopie de la technologie est à démasquer. Quest-ce que la machine, si ce nest une métaphore de la raison alphabétisée ? Nous ne pouvons accorder notre confiance aux laudateurs de la machine, ils se sont déjà tellement de fois trompés.
La raison peut-elle décider seule des choix humains ? Définir le sens, de façon ultime, seul le sentiment peut le faire. Changer notre relation au corps peut nous aider à retrouver le sens, à changer notre relation à lautre. Ce changement à effectuer au plus profond de lhomme est un changement de conscience, un changement spirituel. Lart et la spiritualité doivent reprendre leur place et nous aider à élaborer une nouvelle conscience. Dans cette perspective, le cur doit guider la raison dans lobscurité. Lhomme global doit reprendre la place de lhomme machine fragmenté dans ses perceptions et ses sentiments. Dans une société planétaire régie par des lois abstraites, nous devons réfléchir à des solutions concrètes pour redonner une dimension humaine à nos relations. Nous devons redonner une certaine tactilité à notre perception du monde et de lautre.
Cest une formidable résistance du corps et de lesprit quil faut organiser, tant le contexte technologique envahit toutes nos activités et tout le champ social. Cette résistance nest plus celle des grandes théories de lère moderne, mais doit se créer quotidiennement au travers de lexpérience corporelle et spirituelle. À lutopie des discours révolutionnaires, il nous faut substituer lutopie des actes quotidiens nous conduisant à une révolution intérieure. Cest une évolution qui ne concerne pas seulement le champ de lart, mais doit gagner lensemble des activités humaines.
Lalliance nécessaire de lécologie et de la technologie me conduit à définir un nouveau Romantisme. Non pas un Romantisme nostalgique et tourné vers le passé, mais un Romantisme qui associerait technologie et écologie. Ce Romantisme marquerait un retour au sentiment, à limagination, à lhumain, contre la foi aveugle en la machine et contre le culte du " tout-technologique ". Un Romantisme qui marquerait le retour à la nature : nature humaine, nature " naturelle ", nature artificielle. Un Romantisme du respect de lhomme et de la nature. Cette alliance entre lécologie et la technologie concernerait tous les champs de lactivité humaine : politique, social, artistique.
Un Romantisme davant-garde qui intègrerait les technologies et animerait un progrès dont la mesure est lhomme, je lintitule Romantisme Techno-écologique ou Technoromantisme, la référence à lécologie y étant sous-entendue. Le Technoromantisme est un concept élargi qui englobe lart mais aussi les autres champs de lactivité humaine.
Dans la première partie de ce livre, je vais esquisser une approche personnelle du romantisme, qui permet détablir les parallèles possibles entre le romantisme historique et le Technoromantisme. La deuxième partie est consacrée à une étude transversale et partielle de lart du siècle nous amenant à lire les attitudes différentes des artistes face au progrès technologique. Cette partie souligne le basculement de lart de lesthétique du beau à léthique montré par Pierre Restany, et lémergence dune autre face de lart. Si ce basculement a été mis en exergue à ce moment de lhistoire de lart, il faut cependant souligner que le questionnement éthique est une composante fondamentale de lart : que dire en effet du positionnement de Rembrandt, quand il peint en 1661 La ronde de Nuit ? Rembrandt prend alors une position éthique, qui lui coûtera cher. Que penser du regard de Goya sur loccupation française (Les désastres de la guerre, vers 1810) ? Lattitude des impressionnistes nest pas purement formelle. Elle soppose à lattitude des pompiers, pour exprimer un positionnement de lartiste dans un nouveau rapport au monde. On ne peut réduire, comme le font les formalistes, limpressionnisme à la découverte des pigments et aux découvertes scientifiques sur la couleur. Le Technoromantisme se situe dans le prolongement des avant-gardes artistiques, en sinscrivant dans un positionnement éthique de lart.
La troisième partie décrit des pratiques dartistes technologiques, face à leur responsabilité éthique. Lart technologique devrait être sous-tendu par une intention, une éthique, un esprit, pour lui donner un sens, une âme. Le Technoromantisme est une recherche spirituelle dans lart technologique. LArt Planétaire, nouvelle forme dart sinsère dans cette quête spirituelle et éthique. Le technoromantisme est aussi une critique radicale de lart pompier technologique, tel quil sexprime dans de nombreuses uvres high-tech, dénuées de sensibilité, dimaginaire, de positionnement critique. Ces uvres sont des uvres de pure propagande, elles endorment les sens et lesprit.
La quatrième et dernière partie, esquisse des éléments dune culture du Technoromantisme, une culture de la pensée mais aussi de laction. Lengagement de lart mélange le questionnement, mais aussi lacte et le point de vue. Le sens et les sens sont intimement mêlés dans lart. Lart technologique poursuit le retour du corps dans les arts plastiques. Il nous engage dans une perception multisensorielle, une réorganisation de notre rapport au corps. Dans cette réorganisation, le point de vue devient un " point dêtre " comme le souligne Derrick de Kerckhove. " Le point dêtre est le point proprioceptif, cest le point à partir duquel tu sais que tu es quelque part ; tu as un corps, tu sens ton corps, tu le sens de lintérieur, et quelle que soit lextension que tu donnes à ce corps, par quelque type de machine que tu aies, tu seras toujours en contact proprioceptif intervallaire avec le point le plus éloigné de ton geste et son point dorigine qui est ton corps. Et quelle que soit limage qui test renvoyée à partir de lobjet ou à partir de linstrument que tu utilises pour cette communication, ou cette espèce de sondage, car cest aussi un sondage, elle va te revenir, non pas dailleurs comme un seul point, elle peut te revenir comme une surface, comme une gifle, comme une caresse, comme un stress physique, mais ce sera toujours dans une relation tactile au monde " ? Lart est un engagement qui dépasse les idéologies, tout en étant animé par un sens. Quel nouveau sens du corps, quel nouveau sens des sens expriment les arts technoromantiques ?