Pierre Schaeffer

« un parti pris de composition qui consiste à se soumettre à l’objet (sonore) plutôt qu’à torturer la modulation selon des considérations préconçues. C’est l’objet qui a quelque chose à nous dire, si nous savons le lui faire dire »

Pierre Schaeffer


Né en 1910, le 14 août, à Nancy, de parents musiciens, Pierre Schaeffer se tourne vers des études techniques. Il est admis à Polytechnique en 1929. Puis il poursuit à l’école Supérieure d’électricité et des télécommunications. Peut-on y voir des signes précurseurs de ce qui va suivre? Il est certain que cette formation lui donne de solides bases techniques.

La période radiophonique prolifique

Dès la seconde guerre mondiale, il s’investit dans les formes radiophoniques: en 1944, en tant que résistant, il fonde un « studio d’essai » avec une émission : »la libération ». En 1948, éclate cette « révolution de 48″ : l’expression  »musique concrète » est lancée sur les ondes de la RTF (Radiodiffusion-télévision française). En 1950, le 18 mars, a lieu le premier concert de musique concrète, pour les habitués du « triptyque » de l’Ecole Normale de Musique de Paris, événement qui semble marquer Pierre Schaeffer du fait de son audace, si l’on en croit ses propres termes dans l’introduction de

La musique concrète (PUF). En 1953, il crée la radiodiffusion de la France d’Outre-Mer (RFOM qui devient en 1955 la Société de Radiodiffusion de la France d’Outre-Mer (SORAFOM). Au sein de la RTF il fonde en 1960 le GRM (Groupe de Recherche Musicale) et en 1960 cela évolue vers la création d’un service propre de recherche de la RTF, une sorte d’embryon de l’INA (Institut National de l’Audiovisuel, créé en 1974). Ce service comprenait donc entre autre le GRM, mais également le Groupe de Recherche de l’Image et le Groupe de Recherche Technique (planchant et sur les techniques iconographiques et sur les techniques musicales en audiovisuel). Pierre Schaeffer en a été directeur. C’est sous sa direction que sont nés les Shadoks en 1968 par exemple. C’était un groupe avide de nouveautés que la technique semblait permettre. C’est au cours de cette vingtaine d’année que Pierre Schaeffer compose la totalité de ses oeuvres musicales dont une large partie avec la contribution de Pierre Henry. Il commence à rédiger des ouvrages théoriques sur la musique concrète. Ils jugent ceux-ci urgent à l’orientation de sa création, à son engagement, à sa définition.

La concentration sur l’écrit

Mais c’est seulement après s’être retiré de la pratique radiophonique qu’il rédige le livre phare de son oeuvre littéraire: le « traité de objets musicaux » en 1966. Ce livre est le fruit d’une longue réflexion qu’on détaillera ci dessous. Ses livres font de lui un grand théoricien de la musique concrète, parfois au détriment de son oeuvre musicale opposant Pierre Henry comme explorateur et Schaeffer comme tête pensante de cette musique. Parallèlement à sa production écrite, il passe professeur de musiques expérimentales et appliquées à l’audiovisuel au conservatoire de musique de Paris en 1968 et jusqu’à 1980. En 1974 il rejoint les membres du Haut Conseil de l’Audiovisuel et en 1976 obtient le grand prix des compositeurs de la SACEM

Les grandes lignes de sa pratique

A la suite de Varèse, Cage et Mesiaen, le petit groupe constitué de Pierre Henry, Jacques Poullin et Pierre Schaeffer va en 1950 proposer les premier concert de musique concrète. Ses premières recherches s’articulent autour du bruit en lui-même. Il oriente son travail autour de trois grand axes: le collage des éléments récoltés autour d’un thème donné dans le titre (cf pathétique ou aux casseroles), l’exploration des capacités du piano et l’enregistrement d’une partie musicale traditionnelle écrite et soumise à découpage. En sortent des objets musicaux modestes: ce sont les études à peine considérés comme morceaux en eux-mêmes.

Partage des idées et du faire…

Puis c’est l’époque de la composition avec Pierre Henry, son cadet. Les pièces s’ornent de l’indispensable piano préparé: piano arrangé où les marteaux sont remplacés par d’autres percutants ou d’autres percutés. Soit on joue un morceau selon une partition traditionnelle, soit l’enregistrement est aléatoire. Peu à peu leur projet musicale recherche un juste équilibre entre « des bruits musicaux » et des instruments « faiseurs de bruits ». Ils semblent y parvenir avec la pièce « symphonie pour un homme seul ». Cette pièce propulse la musique concrète au rang « noble » de la musique (enfin!) ratissant un large public.

Pour Schaeffer ce morceau atteint la prosopopée (« prêter vie à des choses inanimées ») recherchée et de fait parle aux gens. Pourtant, dans Orphée 53, apparaissent de plus en plus des divergences dans les approches des deux génies des bandes sons: Henry court après une homogénéité stylistique, tandis que Schaeffer s’intéresse à l’expérience sine qua non, au mélange nouveau du vocal et du concret. Les deux hommes vont se séparer et continuer chacun leur bout de musique, Pierre Henry plutôt tourné sur des musiques à application ( chorégraphique, dramatique…) et Pierre Schaeffer dans cette idée d’expérience libre.

Retour aux sources du bruit en lui même

Toujours dans cette idée d’expérience, Schaeffer va définir ses postulats de travail auxquels se rattachera son GRM. Les objets crées demeurent des études avec toutes les conséquences que cela entraînent: pas de prétentions, recherches continues…La composition retourne puiser le son à sa source sans le modifier, le moduler, le manipuler mais en le conservant au maximum dans sa forme originelle. Cela amène le compositeur à se recentrer sur l’originalité même du bruit enregistré (dernier postulat) : sa propre musicalité, son allure, sa dynamique et son animation. La structure de l’étude est organisée autour de variation, de thème noyau qui émergent « seuls » de la récolte musicale, entendu que Schaeffer veut se laisser surprendre par son matériel musical, ses ingrédients collectés ici ou là.

Quelques points théoriques

L’opposition sérielle, électronique et concrète

Pour Pierre Schaeffer, les natures différentes de ces trois musiques est claire et nette. Si concrète et électronique naissent simultanément ( 1948, en France, et 1950, en Allemagne, respectivement) elles ne partent pas des mêmes matériaux. La musique électronique se base sur des sons inexistants, obtenus par la machine à l’opposé de la musique concrète qui va récolter son matériel dans la vie quotidienne, dans les bruits, les sons. Quant à la musique sérielle elle serait une sorte de dérivé facile de la musique électronique aux antipodes de son idée de la concrète, une répétition via la machine des objets sonores les cadrant dans des dépassements techniques impossibles humainement.

Entre culture et nature : l’idée de partition, d’abstraction et d’écoute

Si on explique une première facette de concrète, Pierre Schaeffer nous en montre une autre. Concrète s’oppose à abstraite, qualificatif qui définit selon lui la musique traditionnelle. Cette compréhension est chronologique. La musique abstraite se conçoit d’abord dans l’abstraction de la pensée du compositeur, puis s’écrit et se joue enfin, elle est donc dite abstraite. La musique concrète, on l’a dit, se nourrit de son matériau bien réel: bruits, musiques…, puis s’expérimente ( tel instrument, outil, objet… pour quel-s son-s’) et enfin se fabrique (concert, enregistrement…). De cette division ressort l’absence de partition vécue comme libérante par Schaeffer, une musique qui parle à l’oreille (organe très important pour Pierre Schaeffer) dans toute sa capacité physique et émotive. Si il y a différence Pierre Schaeffer envisage tout à fait le dialogue et la coopération des deux musiques. Le musicien concret révolutionne la musique mais l’héritage de la musique traditionnelle reste complémentaire. La musique concrète est ici perçue comme un nécessaire retour aux sources de l’audible et du pourquoi et du comment de la musique aujourd’hui abstraite.

L’importance de l’interdisciplinarité

Enfin Pierre Schaeffer insiste sur l’interdisciplinarité de la musique et du musicien. Du luthier au compositeur, la connaissance de la musique écrite comme du fonctionnement d’une oreille ou les sensibilités accoustiques étudiées de telle culture à telle culture est non seulement intéressant mais essentiel pour savoir vers quoi aller comme musique (rythmique, mélodique, diphonique…), pour expliquer son instrument, pour en jouer… Il n’a jamais d’ailleurs cessé de mêler ses expériences plongeant aussi dans la vidéo à l’occasion afin de prendre connaissance de la musicalité des images, de ce qu’elles dégagent en elles mêmes.

Mise en perspective

Pierre Schaeffer comme tous les compositeurs de la rubrique ici développée, sont les pères de toutes les formes de musiques à base de récoltes de bruits. Aujourd’hui l’ordinateur a fait exploser cette composition et les propositions déferlent sur la scène « électro » et la scène des arts numériques. Pierre Schaeffer utilisait déjà le terme de poésie sonore pour désigner ses objets musicaux. C’est ce terme qui est aujourd’hui retenu pour la scène artistique. Pourtant, si effectivement ce dernier terrain présente des compositions originales comme Mécanium de Pierre Bastien, installation d’instruments qui s’auto-jouent selon un programme automatisé.

Cliquetis de Valentin Durif…, ce milieu reste peu accessible et tout un chacun aura plus facilement accès à la scène dite électro. Cette dernière, par bien des endroits, recouvre des univers de poésie sonore et de musique concrète mixant des bruits du quotidien (Amon Tobin, Gong Gong…) sortant de la dichotomie nette établie par Schaeffer. De même l’idée de retour aux son a fait des petits dans l’espace vocal: le slam interroge constamment les sons, leur originalité et leur sens donné. En outre ce n’est pas chanté mais rythmé selon l’allure propre du matériel, on reste dans cette idée de se laisser surprendre par le bruit, le son, la syllabe, la répetition. Enfin si on ne connaît pas encore de « musiques graphiques » (comme l’idée peut apparaître dans la Bande Dessinée Betelgeuse de Léo par le personnage Hector) de nombreuses prestations sont accompagnées d’univers visuels, installations et/ou vidéos (Sayag Jazz Machine, Gong Gong…), souvent très pertinents résonnant parfaitement la musique et catalysant les projections émotionnelles de l’audio-spectateur.

Sources