Steve McQueen

Aujourd’hui connu et reconnu pour ses films, Steve Rodney McQueen est aussi et avant tout un plasticien qui s’est d’abord fait un nom dans l’art contemporain.
Né à Londres en 1969, Steve McQueen a connu le racisme et la stigmatisation durant sa jeunesse. Il a d’ailleurs été placé dans une classe pour les étudiants que l’on pense le mieux adapté aux travaux manuels. Peut être était-ce un signe de son penchant pour les travaux artistiques..

C’est par la suite qu’il a étudié à la Chelsea School of Art puis au Goldsmith’s college à Londres, et enfin à la Tish School of the Arts à l’université de New Tork. Il fait ses premières expositions durant les années 1990 et expose de manière très diffuse à l’international. L’année 1997 marque un tournant dans sa carrière, puisqu’il gagne le Turner Prize pour son œuvre Deadpan, qui rejoue une scène culte du film Steam-Boat de Buster Keaton.

Réalisateur, producteur et scénariste, Steve Mcqueen a opéré un changement de direction dans sa carrière dans les années 2000 qui l’a mené sur les bancs du cinéma. Il dit souvent que sont art c’est la forme et l’abstraction et que son cinéma est une histoire, un conte à la fois tragique et réaliste. Malgré cette évolution artistique, des similitudes persistent et font que Steve Mcqueen affiche un double statut à égalité entre artiste et cinéaste.
On peut d’ailleurs noter que même après ses succès en tant que cinéaste, Steve Mcqueen reste loué pour ses performances artistiques dans le monde de l’art vidéo. Une rétrospective au Schaulager à Bale en 2013 lui a été consacrée, et rassemble une multitude de ses œuvres afin de les refaire vivre ensemble et de le mettre en perspective.

Ambivalence, Résistance et Référence : le fil rouge de son art

Les œuvres de Steve Mcqueen, malgré leur hétérogénéité indéniable, que ce soit au niveau de la durée, de la technique utilisée ou du contenu, semblent toutes interconnectées par des thématiques récurrentes. En effet, on retrouve chez cet artiste une forte propension à réinvestir sous différentes formes des idées qui lui sont chères et qui parfois font sens au regard de son vécu. Ainsi, on retrouve dans un premier temps tout une thématique autour du corps, de son langage mais aussi de sa résistance. Mcqueen décline alors cela vers une réflexion psychologique, voire vers une torture psychologique qui ne peut laisser le spectateur indifférent.

On retrouve d’ailleurs souvent des espaces confinés, des lieux clos qui laissent entre le spectateur dans l’intimité des personnages, créant un atmosphère de malaise. De même, le topos de la lutte, souvent mis en scène à travers des duels, est récurrent, mais loin d’être aussi simple à comprendre. En effet, Steve Mcqueen semble vouloir faire réfléchir ses spectateurs en laissant une porte ouverte à la double interprétation. On retrouve ainsi dans ses œuvres une forme quasi constante d’ambiguïté, de duplicité qui met en opposition directe des notions perçues comme incompatibles dans l’imaginaire de chacun, mais qui pourtant font sens lorsqu’on les pense ensemble ( à l’image de la lutte et l’amour). L’artiste cherche peut-être ici à nous faire comprendre que tout n’est pas toujours blanc ou noir, que la cohabitation et les nuances sont possibles, et qu’elles sont même sûrement nécessaires au vivre ensemble.

Dans un autre registre, Steve Mcqueen s’attaque au septième art et ne cesse de jouer avec ses références. Que ce soit par l’utilisation du silence ou par le choix du noir et blanc, en écho à l’esthétique des films muets et du début du cinéma, Mcqueen nous plonge ou nous replonge dans un univers cinématographique qu’il critique, souvent avec ironie.
Enfin, on ne peut passer à côté d’un choix personnel de l’artiste qui ressort dans l’ensemble de ses œuvres, qu’elles soit artistiques ou cinématographiques : la volonté de travailler avec des acteurs noirs. S’il ne revendique par ouvertement un aspect racial à cela, on peut légitimement se demander quelles sont ses motivations. Ne serait-ce pas implicitement un moyen de revaloriser la place de l’acteur noir dans le cinéma et l’art en général ? Le débat reste ouvert, surtout lorsqu’on lit cette citation : ‘The only doctrine I have as an artist is to not allow the dust of the past to settle.’

Ses oeuvres

A-Les débuts de l’artiste : hommage ou critique du cinéma

Les deux principales œuvres qui ont marqué les débuts de l’artiste semblent avoir beaucoup en commun, tant par les thèmes traités que les techniques utilisées et le rendu. Tournées vers l’univers du cinéma, Bear (1993) et Deadpan ( 1997) s’inscrivent dans un système de références qui nous plongent dans les débuts de l’univers cinématographique.

Bear fait figure de premier court métrage de Steve McQueen. C’est une vidéo de plus de 10 minutes dans laquelle deux hommes noirs luttent. Derrière cet aspect à la fois trivial et à première vue simpliste, Bear nous propose une interprétation teintée d’ambiguïté.
En effet, à travers cette lutte, les deux hommes finissent par ne former plus qu’un seul et même corps. Cette vision est d’autant plus renforcée par la nudité des acteurs, qui amène une forme de rencontre des corps, de rapprochement.

Ce qui ressort surtout de cette lutte est l’oscillement que l’on peut se figurer entre des notions littéralement opposées. Ainsi, si ce sont les idées d’agression et de violence qui nous viennent au premier abord, c’est finalement la tendresse et l’amour qui voient le jour à travers un langage corporel explicite, tel que des clins d’oeil entre les deux protagonistes. Entre la menace et le flirt, entre le pas de deux et le bras de fer, la relation ambivalente qui se dessine fait naître une réflexion aux multiples points de vue, et finit par nous faire perdre nos repères.

Figure 2 : arrêt sur image de Bear (1993)

Enfin, on peut relever l’esthétique largement tournée vers celui du cinéma, et notamment ses débuts. On retrouve en effet un court métrage sans sons, qui fait penser aux films muets ; ainsi qu’un parti pris d’utiliser le noir et blanc. Ce choix peut être compris à la fois comme un hommage rendu au cinéma ou comme une recherche du dépouillement le plus total, afin de laisser transparaître des émotions et des sensations menant vers une réflexion.
On peut finalement se demander dans quelle mesure cette œuvre peut détenir une dimension politique, même si Steve Mcqueen ne le revendique pas ouvertement. Bear soulève tout de même la question de la race, par le choix qui a été fait de mettre en scène deux protagonistes noirs qui d’autant plus sont en pleine lutte. L’image de la lutte pourrait faire référence à la longue lutte pour l’obtention des droits civiques.
De plus, on ne peut passer outre la dimension homoérotique qui se diffuse par la biais de l’ambivalence interprétative.

Deadpan apparaît 4 ans plus tard (1997), mais conserve cette atmosphère très cinématographique, tant par l’inspiration choisie que par l’esthétique générale.

Figure 3 : Deadpan vu en contre-plongée

En effet, cette vidéo de 4 minutes et 35 secondes en projection continue reprend une scène mythique du film de Buster Keaton, Steamboat Bill (1928). On y voit la chute d’une paroi de maison qui semble tomber tout droit sur le protagoniste ? entre autres, Steve Mcqueen ?, mais qui ne le touche pas grâce à l’ouverture formée par le cadran de la fenêtre. Ainsi, comme par un heureux hasard, le corps se glisse au centimètre près dans cette ouverture, et McQueen ressort indemne de cette expérience.
Il semble que cette œuvre doive être analysée selon l’esprit d’une parodie. En effet, si dans le film on retrouve l’effet de comique de catastrophe, avec une scène pleine d’ironie, on a ici choisi de l’évacuer pour se tourner vers une scène totalement dépouillée. Au-delà de l’utilisation du noir et blanc et de l’absence de son, qui font une nouvelle fois écho aux caractéristiques de l’esthétique du début du cinéma, Steve Mcqueen crée une atmosphère très pesante, presque austère. Statique et impassible, il brave le danger comme s’il était en train d’effectuer une expérience. Cette dimension expérimentale se retrouve aussi à travers la multiplication des angles de vus, comme s’il cherche à avoir une vision globale afin de produire une synthèse de cette expérience et en déduire des conjectures.

Toutefois, l’aspect critique vis-à-vis du cinéma et de ses codes ? ici le comique de catastrophe, teinté d’invraisemblance ? est indéniable. En outre, Steve McQueen s’inscrit ici dans une décennie marquée par la multiplication des remakes de standards cinématographiques, à l’image de Douglas Gordon ou encore Pierre Bismuth, dont l’objectif est de s’approprier les codes.
On peut d’ailleurs ajouter que Steve McQueen a obtenu le Turner Prize en 1999 pour son œuvre Deadpan, qui marque la reconnaissance et l’appréciation de sa réappropriation artistique du film de départ.

B- Un pas de plus vers le cinéma

Les années 2000 semblent être celles d’un approfondissement artistique vers le cinéma pour McQueen. Il s’essaie à la réalisation de films, met en scène des acteurs de renom du monde du cinéma. Pour autant, il s’attaque aussi au monde médiatique et y porte un regard plutôt critique en dénonçant la manière dont ils ont de s’introduire dans nos vies, ou encore en essayant de déconstruire l’image presque mythique d’une actrice.
Ainsi, c’est à la mise en perspective de deux films que nous allons nous intéresser, Carib’s leap et Western Deep (2002). Ces deux films sont en effet complémentaire et sont montrés ensemble par vidéo projection grâce à trois écrans synchronisés qui se font face. Nous verrons que ces deux films sont très liés, que ce soit d’une manière complémentaire ou antithétique, ce qui crée des images fortes notamment par le biais d’allégories.

Tout d’abord, Carib’s Leap est une œuvre composée de deux vidéos, l’une de 8 minutes et 35 secondes, l’autre de 28 minutes et 53 secondes, qui sont projetées en boucle. Pour autant, ces deux parties de l’œuvre ont été filmées à Grenade, dans les îles Caraïbes, où les parents de Steve McQueen sont nés, et surtout où un suicide de masse des habitants s’est produit en 1652 pour éviter d’avoir à se rendre à l’armée française.
On peut alors voir sur le premier écran, le ciel et son reflet dans l’eau. Toutefois, cette vision très calme et simple est entrecoupée par des épisodes de personnes qui chutent dans l’air.
La seconde projection nous présente une journée à Grenade, en mettant en lumière la vie sur le front de mer, les docks où passent les bateaux. Mais cette description très banale de Grenade est elle aussi contrebalancée par l’image de cercueils à la fin du film.
On a donc ici une œuvre qui peut être qualifiée d’élégiaque, dans laquelle on retrouve beaucoup de mélancolie et de tristesse. Or, on peut rapprocher cette dimension du côté très personnel que porte cette œuvre. En effet, McQueen l’a crée près s’être rendu à Grenade pour l’enterrement de sa grand-mère, ce qui peut nous amener quelques éléments de réponse quant au contraste présent dans les deux vidéos entre une situation banale et l’apparition de cercueils et de personnes tombant du ciel.

Figure 5 : Extrait de Carib’s Leap

En ce qui concerne Western Deep, c’est une œuvre de 24 minutes et 21 secondes qui a été commandée pour l’exposition Documenta 11 à Kassel en Allemagne. Cette œuvre traite d’un sujet sensiblement différent de celui de Carib’s leap, puisqu’on explore ici à 3500 mètres sous les terres d’Afrique du Sud une des mines les plus profondes au monde où étaient autrefois asservis les Noirs. On y retrouve alors des mineurs et des migrants dans la mine d’or de Tautona. L’atmosphère y est pesante ; les bruits assourdissants sont alliés à l’obscurité, la claustrophobie se dessine derrière des visages meurtris, et les mineurs apathiques donnent l’impression d’être déjà morts en un sens.

Figure 6 : Extrait de Western Deep

Ces deux films qui sont mis en perspective lors de leur projection nous amènent finalement à avoir un regard transversal sur les sujets abordés, ainsi que sur la manière dont ils sont traités. Il en ressort une opposition que l’on pourrait symboliser par l’antithétisme ange versus enfer. En effet, Carib’s Leap nous baigne dans un univers plutôt céleste où le calme règne (en parti), tandis que Western Deep nous plonge dans les entrailles de la terre emplies de bruit et d’agitation. Pour autant, ces deux œuvres semblent rester liées par des images de chutes et de descentes qui sont présentées comme des allégories de l’oppression.
On peut donc conclure à une critique de l’esclavage et de la colonisation, et de manière peut-être plus générale, à une critique des rapports de domination qui sont constitutifs de l’histoire des pays.
Dans cette même veine cinématographique, mais dans un tout autre registre, on retrouve l’œuvre dénommée Charlotte, reprise du nom de l’actrice qui y performe. Créée en 2004, elle consiste en un gros plan sur l »il de l’actrice britannique Charlotte Rampling.
Le déroulé de la vidéo est simple : on y distingue un ?il faisant face à un doigt paraissant hors-norme, et qui n’est autre que celui de Steve McQueen lui-même. Le jeu sur les proportions est ici intéressant puisqu’il amplifie le rapport de domination entre le doigt et l »il, et par analogie entre l’artiste et l’actrice.
On retrouve déjà ici plusieurs des thèmes directeurs de l’artiste que sont les rapports de domination, le duel ou encore la vulnérabilité. D’autre part, le choix du cadrage fait lui aussi sens au vu des habitudes esthétiques de McQueen, puisqu’on a ici un cadrage très serré menant à un gros plan sur l »il.

Figure 7 : Image de Charlotte

L’artiste nous présente ici une œuvre dont le caractère est résolument psychologique. En jouant avec le corps, il joue avec nos sensations. Alliant la souffrance physique pouvant être ressentie par l’actrice, à une souffrance plus psychologique ? que ce soit pour nous spectateur regardant cet ?il se faire agresser, ou pour l’actrice qui doit lutter pour ne pas fermer son ?il instantanément afin de se protéger ? cette œuvre finit par nous tirailler entre l’excitation et la peur. Cette ambivalence des sentiments, qui n’est pas sans rappeler celle présente dans l’œuvre Bear, amène aussi le spectateur à canaliser ses réactions et à faire passer cette image de l’insupportable au supportable.
La thématique du duel est ici représentée de manière subtile ; pas besoin d’armes ni de réelles scènes de violences sanguinolentes pour recréer cet environnement pourtant si cru. En effet, lorsque le doigt touche enfin le globe oculaire, une forme de tolérance se dessine, l »il ne bouge plus. L’attaque présumée se transforme alors le temps d’un temps instant en une caresse douce et tendre. Pour autant, cette incursion anormale pousse l’oeil à réagir, le faisant cligner pour faire face à cette menace qui est entrée dans son espace intime. L’oeuvre retombe alors du côté du cruel, qui est d’autant plus accentué par la couleur rouge qui est un fond permanent. Pour autant, cette couleur incarne bien l’ambivalence souvent au c’ur des œuvres de McQueen, puisqu’elle peut aussi bien représenter la violence et la mort, que l’amour.

Le lien avec le monde cinématographique reste toutefois ici très présent. L’analogie entre l »il et la caméra ou bien l’appareil photo semble évidente ; la lentille de l’oeil de l’actrice cherchant constamment à s’ajuster à la proximité du doigt, comme pour faire une mise au point.
De plus, l’interprétation de l’œuvre me semble beaucoup avoir à faire avec l’univers du cinéma ou encore avec celui des médias. En effet, on peut lire ici une métaphore de la manipulation visuelle, en référence aux effets spéciaux, au montage ou encore à l’invraisemblance qui sont présents dans les films et qui pourtant semblent être intégrés par les spectateurs de telle manière qu’ils ne se rendent même plus compte que ce qu’ils voient n’est pas réel. La part des choses doit être faite entre la fiction et la réalité.
Dans cette logique, le choix de l’actrice Charlotte Rampling me semble lui aussi parlant. Certes, on peut lire cela comme la volonté de rendre hommage à une icône du cinéma européen, qui d’ailleurs était connue pour l’éclat de ses yeux, mais on peut tout aussi bien comprendre cela comme la volonté d’un retour à la réalité. Ainsi, derrière l’actrice se cache l’humain, banal et vulnérable, au même prix que tout autre être.

Ce jeu avec le corps ? ici détourné du côté du duel et de la cruauté ? est associé à l’idée d’intrusion au sein de l’espace intime que constitue l’oeil de l’actrice. Ces deux thématiques font alors sens, notamment lorsqu’elles font aussi écho à d’autres œuvres de McQueen. Ce fil conducteur permet ainsi de connecter l’ensemble des œuvres dans un véritable réseau, qui s’étendra jusqu’à dans les films.

Figure 8 : Extrait de Illuminer

L’oeuvre Illuminer, créée en 2001, s’inscrit elle aussi dans cette thématique de l’espace clos et intime. Tournée en plan fixe, cette vidéo faite à Paris nous plonge dans la chambre d’hôtel de Steve McQueen, dont la silhouette se dévoile d’ailleurs à quelques reprises.
L’effet voyeuriste est ici inévitable, d’autant plus que tout laisse à penser que la scène se déroule la nuit. En effet, l’unique source de lumière est hors cadre ; c’est une télévision qui diffuse un reportage en français sur les forces spéciales américaines et leur future mission en Afghanistan. C’est donc dans un clair-obscur qu’évolue l’artiste et qui ne fait qu’accentuer les contrastes (beaucoup de blanc, de bleu et de noir). Or, cette obscurité semble poser des difficultés à la caméra qui ne parvient pas toujours à faire une mise au point stabilisée ; on retrouve une alternance d’images floues, de pixellisation et de précision.
En outre, cette œuvre explore également la notion de contraste à travers celui qui est créé entre l’image et le son. En effet, sile son est parfaitement perceptible, l’image elle reste changeante, voire difficile à appréhender.

On retrouve dans Illuminer une exploitation du cadrage particulière, avec un plan fixe et très serré. Surtout, c’est la tension entre l’isolement de l’homme dans un environnement minimaliste, et la réalité brute et complexe de l’environnement extérieur qui éclate. On en vient de fait, à se demander si l’information transmise au sujet de cette réalité extérieure n’est pas elle, par nature, intrusive. Cela nous amène donc à considérer le rôle de la société sur l’homme, et à nous demander dans quelle mesure les médias peuvent être perçus comme inappropriés, car interférant dans les vies privées des hommes, et influençant leur pensée.

C- Mouvement et son : un art non loin de la synesthésie

Il s’agit désormais de mettre en perspective deux œuvres séparées par un intervalle de création de 10 ans. Nous allons voir ici que Steve Mcqueen a un certain penchant pour le jeu avec les sens, et que son art connaît un regain d’intérêt pour cela dans les années 2000. C’est pour son mélange des sens que l’on va ici tourner notre réflexion vers la notion de synesthésie, c’est-à-dire que dans les œuvres Drumroll et Static, le spectateur vit une expérience subjective aux multiples modalités sensorielles.

Ainsi, Drumroll (1998) se présente sous la forme d’une vidéo de 22 minutes. Toutefois, ce n’est pas un, mais bien trois plans que l’on retrouve dans ce montage vidéo. En effet, Drumroll est le premier travail d’images multiples de McQueen, et c’est aussi la première œuvre ans laquelle il utilise le son. Cela donne donc lieu un triptyque de projections d’images vidéo en couleur.
Cette œuvre a été créée en faisant rouler à travers les rues de Manhattan, un baril d’huile en métal dans lequel trois trous ont été percés (deux aux extrémités et un au centre). Au sein de ces trois trous se trouvent des caméras qui filment en particulier des vitrines de magasin, des voitures ou encore des morceaux de ciel.
L’installation de Drumroll comprend donc trois projections. Sur la gauche, comme on peut le voir sur la figure, on retrouve les images prises par la caméra à une extrémité du tambour. Celle-ci tourne dans le sens antihoraire. Sur la droite, c’est la vidéo de la caméra se trouvant à l’autre extrémité du tambour que l’on retrouve, et qui tourne dans le sens horaire. En ce qui concerne l’image centrale, elle est capturée par la caméra qui se trouve au centre du tambour.

Figure 9 : Extraits de Drumroll

Au-delà de cette forme artistique en triptyque, McQueen explore l’univers du son par la présence d’un bruit incessant de tambour métallique qui roule, entrecoupé d’excuses faites aux passants qui se trouvent sur son chemin. C’est donc un son de cacophonie qui se diffuse et qui peut être difficile à supporter.
On a donc ici l’idée d’un travail artistique qui enregistre sa propre construction et qui propose de manière innovante de peindre un portrait des rues de New York en explorant la métaphore de la dynamique urbaine. L’impression d’une vue omnisciente se confronte au surpeuplement de ces rues new-yorkaises et la rythmique asymétrique ne fait qu’accentuer cette lourdeur à la fois visuelle et sonore. Emporté dans un tourbillon sensoriel, il est impossible de se concentrer et de fixer un point.
À la différence de ses premières vidéos artistiques, muettes et en noir et blanc, Drumroll est un bond en avant dans l’univers artistique de Steve McQueen. Entre points de vue multiples, son et désorientation, il nous pousse dans nos retranchements par l’intensité émotionnelle de son œuvre, en faisant appel à tous nos sens.
Cet appel aux sens peut tout autant se retrouver dans sa projection numérique Static (2009). Consistant en une boucle de 7 minutes, cette vidéo s’intéresse à la Statue de la Liberté, et nous la montre sous toutes ses faces. Filmé depuis un hélicoptère qui tourne autour de ce symbole, c’est une alternance de de gros plans et plans loin que nous propose McQueen. Comme si cette statue était devenue un objet inconnu que l’on scrute sous tous les angles, le mouvement incessant de la caméra amène une impression d’étrangeté et perturbe nos sens.
En parallèle de ce mouvement, c’est le ronronnement de l’hélicoptère qui se rapproche et s’éloigne, allié à des vitesses de déplacement contrastées, qui donne une impression de discontinuité. Cela crée une atmosphère oppressante et amène à se questionner sur la nature de cette statue pourtant habituellement si ancrée dans le paysage.

Figure 10 : Extrait de Static

Cette œuvre contient toutefois un paradoxe intéressant qui se joue entre son titre ? Static – et son contenu ? une statue, certes, mais perçue à travers un mouvement incessant. Cela crée en un sens un fossé entre l’effet attendu et l’effet perçu. À mon sens, l’idée sous-jacente est justement de reporter ce fossé vers la réflexion sur la représentation de Statue de la Liberté. Si elle est la représentante de certaines valeurs fondamentales, il n’en reste pas moins qu’un décalage a pu se créer entre cette valeur et la réalité.
Dans cette logique, la question du cadrage peut être évoquée. En effet, ce passage perpétuel du gros plan au plan loin, faisant ainsi quitter la statue du cadre par moment, peut métaphoriquement modéliser l’enjeu de rester en vue face au risque de disparaître. Or, souvent porteuse d’espoir, cette statue a pu et peut encore aujourd’hui symboliser dans l’espace, par sa simple présence, un symbole d’espoir.

On peut finalement voir une réelle évolution de Steve McQueen au niveau artistique. D’abord tourné vars le muet et le noir et blanc, se rapprochant beaucoup des codes des débuts du cinéma ; il a su aussi s’ouvrir à un univers largement plus sensoriel, plus vivant peut-être, mais aussi plus déroutant.
Toutefois, ce changement dans son art pose la question de savoir si le minimalisme n’est pas la clé pour transmettre une émotion, une sensation, sans pour autant utiliser toute une panoplie de sens. La difficulté réside de fait peut-être plus dans la simplicité, car elle laisse ouvert le champ des possibles.
Quoi qu’il en soit, Steve Mcqueen cherche à nous sortir de notre zone de confort, à nous faire réagir, et surtout à provoquer des sensations intenses, et cette recherche permanente ne le quittera pas lorsqu’il s’attaquera au septième art : le cinéma.

Steve Mcqueen le cinéaste

« Mes trois films parlent d’être plongés dans des situations extrêmes. L’un est engagé dans une grève de la faim fatale, en Irlande du Nord ; un autre souffre à New York d’une addiction au sexe ; le troisième est un citoyen réduit en esclavage. Ces personnages doivent utiliser la seule arme à leur disposition : leur corps. Mes films traitent plus d’un défi psychologique que d’un combat physique. »

Steve McQueen est un artiste qui se distingue par sa double vie. Plasticien vidéo d’un côté, il est tout autant scénariste et producteur de films. Toutefois, ces deux domaines artistiques sont loin d’être cantonnés chacun à leur monde. À l’inverse, nous allons voir que beaucoup de parallèles peuvent être faits entre les œuvres vidéo, même parmi les premières de l’artiste, et ses trois films. Ainsi, ces films traitent tous de la question du corps, de sa résistance, mais aussi de son langage. De plus, il détiennent une dimension obsessionnelle qui crée un climat d’oppression, mettant le spectateur dans une position de mal-être.

« Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment l’image va prendre le spectateur ou la spectatrice, et les plonger dans un climat. »

Figure 11 : Affiche du film Hunger

Hunger, son premier film sorti en 2008, traite de la grève de la faim irlandaise de 1981 à travers le personnage de Bobby Sands. On y retrouve un véritable corps à corps, des duels, la présence de la chair et surtout une forme de résistance obsessionnelle. Ce sont ces dimensions esthétiques et thématiques qui n’ont de cesse de nous ramener vers ses œuvres vidéo. On peut surtout faire la parallèle avec Bear ou encore Wester Deep pour leur côté très cru et l’omniprésence de la résistance de l’homme, qui doit lutter constamment ? que ce soit de manière imagé ou pas. Mais on peut tout autant se référer à Charlotte, pour l’expérience physique traumatisante qu’elle nous livre.
Hunger nous amène finalement à penser que l’image prédomine sur le scénario. En effet, il s’agit surtout pour Steve McQueen de créer un climat particulier ? ici violent, oppressant et traumatisant ? afin de produire des sensations et de toucher le spectateur.

La dimension largement psychologique des films de McQueen ressort tout autant dans son troisième film, 12 Years a Slave, sorti en 2013. Ayant pour sujet l’avant-guerre aux États-Unis, il se focalise sur le personnage de Solomon Northup, homme noir libre de New York, enlevé puis vendu en esclavage.

Figure 12 : Affiche du film 12 Years a Slave

On pourrait croire que ce film hollywoodien, populaire, appartient au cinéma commercial, mais il n’en est rien si l’on arrive à détecter et à interpréter les moments parsemés d’une esthétique qui nous ramène vers les débuts de l’artiste.

Figure 13 : Extrait de 12 Years a Slave

En effet, McQueen choisit pour ce film de s’éloigner des standards du cinéma à plusieurs reprises, nous donnant à voir des plans anormalement longs, abstraits, presque inutiles. C’est notamment perceptible à travers le cadrage qu’il propose sur l’archer violoniste, faisant un gros plan sur la main en train de jouer, ou encore lors du plan présentant des esclaves figés dans un champ de coton.
Ainsi, McQueen sort de la norme, et nous présente une œuvre digne d’une personnalité imprégnée par un monde artistique qui n’est pas que cinématographique et qui n’a de cesse de jouer sur les sensations. On peut dès lors comprendre ce parti pris comme une sorte de dérèglement assumé de la belle mécanique d’un artiste total.