Conclusion sur le cours du Technoromantisme

L’acte plastique qui élève la conscience mêle le spirituel, le politique et le social. Affirmer que l’art technologique est immatériel et ipso facto spirituel, c’est oublier la pesante matérialité des outils technologiques, de leur mise en œuvre technique et financière. Paul Valery disait  » dans tous les arts, il y a une composante physique « . Les œuvres d’Art technologique introduisent de nouvelles formes de matérialité. La matérialité des images de synthèse n’est pas la même que celle des installations dans lesquelles le spectateur agit avec son corps, ni la même que celle d’un Art des réseaux de télécommunication.

Hiraoaki Umeda – Median

Les artistes technoromantiques célèbrent le retour du corps.

Les interfaces de discussion avec l’ordinateur que créent les artistes dans leurs installations deviennent des interfaces tactiles. La métaphore du cerveau, choisie il y a quelques années pour l’ordinateur, est une métaphore que les artistes souhaitent dépasser, en soumettant l’ordinateur au corps par des interfaces tactiles : capteurs, surfaces de perception et de dialogue avec les hommes ou le monde. Les artistes invitent ainsi à un retour du corps et affirment un désir technoromantique d’une écologie de la technique. Nous voyons émerger une nouvelle vision du monde, où nos désirs d’évolution, la volonté que les artistes ont de réinventer le monde, interagissent avec les nouvelles technologies. Est-ce le désir d’un retour du corps qui nous fait inventer des interfaces, ou est-ce l’évolution technologique qui nous fait réinventer le corps ? Cette modification de notre identité et de notre perception de la réalité entraîne une réorganisation profonde de notre rapport au monde et à la nature. Les arts technologiques sont une conséquence et une cause du retour au corps, ils accélèrent notre passage d’une ère industrielle, d’une pensée dominatrice, vers une société écologique de coopération des hommes entre eux et avec la nature. Si l’écriture nous a entraîné vers une désensualisation de notre rapport au monde, les arts technologiques réintroduisent la sensibilité dans notre perception. On peut ainsi parler d’une intention romantique de l’art technologique.

De la matérialité de l’objet d’art, on est passé à la matérialité de l’outil, et aux pesanteurs économiques et administratives du contexte. Du tableau, on est passé au geste de peindre. Du geste, on est passé au processus. Du processus, on est passé au concept, qui n’avait plus besoin de se matérialiser, d’opérer. De l’idée de processus, et de mise en espace, est venue l’idée de dispositif.

Alors que dans les années 60 et 70, on ne pouvait qu’imaginer, fantasmer sur les technologies naissantes, les années 80 et 90 ont permis aux artistes de transformer le processus en programme informatique (logiciel) et en machine (matériel). Ce n’est pas non plus parce que les ordinateurs sont des extensions du cerveau, de l’esprit, que l’art technologique serait plus spirituel. Sans doute ne faut-il pas confondre technologie de l’esprit et esprit de l’art technologique. Il est intéressant de constater le passage du réel au virtuel chez les artistes conceptuels (de l’objet à l’idée), et de constater le passage inverse du virtuel au réel dans l’art technologique (du programme à la réalité), dont les sujets sont pris dans la réalité (imitation du réel dans l’image de synthèse, retour à l’homme, au corps ou à la nature…). Dans un art de la simulation, ce retour du réel est nécessaire comme le dit Baudrillard, parce que paradoxalement  » c’est le réel qui est devenu notre véritable utopie « .

De même, on observe la fascination pour la science des artistes conceptuels, et à l’inverse l’intérêt pour la nature, la biologie ou le corps des artistes technologiques. Une inversion se serait opérée, naturellement. Après l’excès de virtuel, de science dure, vient le désir d’un équilibre par le retour à la nature sous des formes diverses chez les artistes technologiques.

À la pointe de la recherche technologique, l’artiste développe une nouvelle écologie de l’œuvre, qui implique un retour au corps, un retour à soi, d’autant plus fort que ces technologies nous emmènent hors de nous. Cette démarche est utopique, mais n’est plus une utopie discursive, une idéologie. Peut-on parler d’utopie corporelle ? Les artistes revendiquent pour eux et pour les autres le droit des corps à disposer d’eux-mêmes, à l’opposé des contraintes terribles qu’imposent le travail, hier industriel, aujourd’hui bureautique. L’artiste technoromantique rêve le corps.

Sans l’intervention des artistes, la technologie pousserait à son paroxysme les dichotomies corps-esprit, matériel-spirituel, culture-nature. Nos concepts philosophiques issus du christianisme et du cartésianisme nous rendent inadaptés face aux nouvelles technologies. Le retour du corps appelle moins de dualisme. Les technologies sonnent-elles le glas d’une vision chrétienne du monde ?

Décrire la continuité de l’esthétique Romantique, que l’on pourrait déjà déceler dans le Baroque, et sans doute avant cela, n’est pas l’objet de ce livre. Mais la continuité du Romantisme me paraît être tout simplement celle d’une  » autre face de l’art « .  » Il est difficile à l’artiste de vivre sans romantisme : s’il ne le met pas dans ses œuvres, il le met dans sa vie : s’il ne le met pas dans sa vie, il le garde dans ses rêves… Quand on s’est débarrassé du romantisme, on est tombé généralement dans une désolante platitude  » dit Pierre Reverdy .

 » L’autre face de l’art  » telle que l’a définie Pierre Restany, n’est-elle pas l’art romantique qui allie art et vie, technique et homme ?  » C’est sur le double rapport d’identité art/vie humanisme/technique que se fonde le devenir de notre culture  » . L’art pompier est-il de l’art ? N’est-il pas de la technique, de l’artisanat ? L’artisanat technologique que l’on nous propose souvent dans les festivals et dans les institutions de l’art, serait-il l’équivalent de l’art pompier ? Ne peut-on définir l’art pompier technologique, par un art qui met en avant la technologie pour la technologie, au lieu du sens, des sentiments, des sensations ? Ces formes laudatives et non critiques de la société ne sont-elles pas plus proches de l’artisanat, de la technique, que de l’art ?

Qui peut dessiner la frontière entre art pompier et art romantique ? Chacun établira ses jugements, le temps clarifiera une situation confuse. La technologie masque l’œuvre. Les discours légitimant ces travaux pour leur donner un statut d’œuvre d’art ne font qu’ajouter à la confusion. Souligner la permanence de cette distinction entre pompier et Romantique, entre technique et art, nous incite à réfléchir l’art à nouveau en termes de valeurs, de sens, ce qui est utile dans la période confuse où nous vivons. Il faut dénoncer sans cesse la contamination du spectacle dans l’art. Ce n’est pas parce que tel agitateur médiatique investit à grands bruits une technologie comme Internet, que nous avons affaire à de l’art. Ce n’est pas la nouveauté qui fait l’art. Répéter le geste de Duchamp, et poser un objet, une technologie, une fonction dans l’institution ou l’espace médiatique, ne produit pas de l’art. Les nouvelles technologies permettent d’accéder à de nouvelles perceptions, et il est important que des artistes renouvellent nos interrogations spirituelles. C’est la permanence de l’attitude artistique, de l’interrogation spirituelle propre à l’art qui est une véritable valeur. Cette valeur doit s’exprimer avec de nouveaux supports, mais peut aussi continuer sous des formes artistiques traditionnelles. Le contexte technologique et social de notre époque alimente aussi ces formes traditionnelles. Poésie, musique, peinture, sculpture, danse… renouvellent leurs expressions et gardent toute leur valeur dans un univers de plus en plus technicisé. Ces formes peuvent même être des manifestes de résistance à ce monde de techniciens.

Bien qu’il faille se garder de trop schématiser les attitudes artistiques, il est intéressant d’essayer de distinguer les attitudes des artistes face au progrès technologique. Tous les degrés d’attitudes sont possibles, et un même artiste, suivant sa période de travail, ses prises de conscience, pourra avoir telle attitude ou telle autre.

On pourrait distinguer l’attitude des Futuristes, qui ont cru au progrès salvateur, ont succombé à la fascination de la machine et à l’idéologie fasciste, à celle d’autres artistes qui ont su, tout en utilisant les progrès techniques et esthétiques, croire en d’autres valeurs, et savoir garder leurs distances critiques. Aux Futuristes s’oppose une résistance rationnelle comme celle du Bauhaus, qui souhaite la maîtrise des moyens techniques à des fins créatrices et non destructrices. S’oppose aussi une résistance irrationnelle :  » Toute une tradition dans l’art du XXe siècle s’est donné pour mission d’entrer en concurrence avec la science et la technique sur leur propre terrain et parfois de les y contrer. Si bien qu’en réaction au rationalisme et à l’abstraction de l’époque, cette tradition a cherché à revaloriser une science irrationnelle et profondément ancrée dans les phénomènes naturels, en tout point comparable à l’alchimie. Les œuvres qui en résultent offrent parfois un curieux mélange d’hypermodernisme et d’archaïsme.  » dit Catherine Millet . Elle cite comme exemples de cette tradition, entre autres Duchamp, Klein, Manzoni, Oppenheim… 

Cette attitude est sans doute une esquisse de ce que j’appelle le Technoromantisme. Nous avons donné dans ce livre de nombreux exemples d’œuvres contemporaines qui pourraient s’inscrire dans le Technoromantisme. Ces œuvres se confrontent à l’univers technologique, et développent notre perception de notre environnement naturel et artificiel. 

Le Technoromantisme est un concept élargi qui déborde le cadre trop limité de l’art. Il appelle les activités humaines à sortir de leurs champs séparés : spiritualité, science, social, art… Tout est lié. Il correspond au désir d’établir de nouvelles valeurs, d’actualiser une harmonie nécessaire des hommes entre eux et avec leur environnement naturel et technologique. Le Technoromantisme est aussi un concept applicable à une lecture critique de notre société et de nos institutions. Celles-ci voient dans les technologies le moyen de renforcer le pouvoir de ceux qui les dirigent, et le pouvoir de la technostructure. Les administrations au lieu d’utiliser les technologies de l’information pour plus de simplicité deviennent tétanisées par les procédures de contrôle que permettent les machines. L’efficacité des machines de traitement de l’information ne leur permet pas de faire moins, mais produit une inflation des contrôles et de la masse des informations : Ubu derrière l’ordinateur. Le technoromantisme appelle à réagir à ce contrôle ubuesque par un peu de bon sens global. Il rappelle que la technologie est un outil pour libérer l’homme, pour le faire progresser vers une étape nouvelle, et non un outil pour l’asservir et le faire régresser. Deux questions pourraient être posées : comment faire moins et mieux, quand les technologies nous invitent à faire trop et nous donnent l’illusion du pouvoir absolu ? Accepter un désordre relatif n’est-il pas globalement plus efficace que subir un ordre sans espace d’invention, de liberté et de responsabilité ?

L’établissement de nouvelles valeurs nécessite une transversalité des savoirs, qui est impossible à établir dans les universités françaises. Chacun reste campé dans sa spécialité, alors que les apports croisés des disciplines scientifiques, techniques, artistiques, philosophiques, biologiques, …sont indispensables à l’émergence de nouvelles pédagogies, et de nouvelles recherches. La transdisciplinarité reste un vœu pieux, tant que la structure institutionnelle des universités n’est pas modifiée dans un sens permettant ce croisement des enseignements et des recherches. La scission très française dans l’enseignement de l’art : aux universités la théorie, aux beaux-arts la pratique, est un obstacle certain dans l’émergence de nouvelles formes d’art. La pédagogie de l’art nécessite de croiser ces deux types d’apprentissages. Les arts technologiques nécessitent pour leur développement le croisement des sphères scientifiques et artistiques. Recherche à la fois esthétique, artistique et technologique, l’art technologique doit être reconnu comme recherche en soi. Il serait urgent que les universités reconnaissent l’art comme recherche scientifique, afin de réduire le décalage entre l’université et le monde contemporain.

Le projet technoromantique qu’il soit appliqué à l’art ou à l’espace social est le même : celui de ne pas laisser la technique prendre le pas sur l’humain. C’est un combat pour l’intelligence et la sensibilité dans une société où les esprits sont lessivés et les corps contraints.

Le Technoromantisme nécessite de revenir au centre, de retrouver une énergie motrice et organisatrice : l’homme et sa dimension spirituelle inaliénable. Derrick de Kerckhove souligne l’alliance nécessaire entre sensibilité esthétique et écologique.  » La conscience écologique est une conscience esthétique reportée à l’échelle globale. Désormais, toute considération sur la nature qu’elle soit esthétique ou écologique doit s’accompagner de l’inclusion et non de l’exclusion des technologies  » . Le destin des humains lié à celui de la nature est indiscutablement lié à notre usage de la technologie. Mais cette écologie de la technologie ne doit pas être conçue comme une adaptation de l’homme aux machines créées par des techniciens. Ce sont les machines et leurs usages qui doivent être adaptées à l’homme. Dans cette quête de sens, les artistes doivent assumer leurs responsabilités, pas en occupant le terrain à tout prix, mais en définissant avec précision une écologie des technologies. L’artiste technologique a une responsabilité considérable, car il pose les jalons symboliques du devenir humain. Cette écologie de la technologie s’alimente d’une écologie du corps. Certaines pratiques corporelles, celles qui nous invitent à nous réconcilier avec le corps, celles qui réaccordent, réharmonisent le corps et l’esprit, nous réapprennent ce que nous oublions inexorablement : la sagesse du corps. Ces exercices réconcilient le corps et l’esprit, et nous font percevoir la nature comme partie intégrante de nous-mêmes. Les mécanistes ont coupé toutes leurs perceptions et leurs émotions et perdu leur humilité. Ce sont des amputés qui prétendent nous imposer une réduction de nos vies, et de notre plaisir d’être au monde.

L’art ne doit pas tomber dans deux excès : l’un serait celui d’un militantisme anti-progrès, refusant la technologie. Des œuvres trop moralisatrices ou militantes ne produiraient aucun effet sur l’élévation de la conscience : les discours limitent l’art qui va au-delà d’eux. L’art est un engagement du cœur et de la raison, de l’artiste et du spectateur. Cette interaction des âmes amène le spectateur à une transformation qui vient de l’intérieur, en élargissant son champ de conscience. Si l’idéologie vise à la domination des âmes, l’art nécessite la coopération des âmes. L’autre excès serait de croire que l’art technologique serait de facto porteur d’une élévation de la conscience. Des œuvres de pur divertissement comme celles souvent présentées dans les festivals d’art technologique, voire dans les institutions de l’art officiel ne sont sous-tendues par aucune philosophie. Un art sans âme. Le divertissement est une activité positive qui a une valeur en soi comme le plaisir et le rire, il ne peut cependant suffire à nourrir entièrement l’âme. Intention, direction, sens, conscience sont aussi nécessaires.

Penser qu’un art parce qu’il est technologique serait porteur d’une âme, revient à penser qu’une communication sans contenu, serait salvatrice par elle-même. C’est le même chemin sans issue qu’une politique sans vertu, une philosophie sans sens, une éducation sans enseignement, une science sans éthique… un homme sans esprit et sans corps.

C’est parce que les technologies sont des instruments de pouvoir considérable, que les artistes doivent inventer et préserver des modèles de résistance, de liberté, de poésie, d’éthique en utilisant les mêmes armes technologiques. L’émergence de certaines technologies, comme les biotechnologies, qui s’apprêtent à modifier le vivant à sa source par les manipulations génétiques et le clonage nécessitent un positionnement clair et responsable des artistes. Les artistes qui prennent position pour les manipulations génétiques portent une responsabilité tout aussi grande que les scientifiques dans les dérives des technosciences. Ils sont responsables d’une légitimation de ces techniques, en leur apportant la dimension de l’imaginaire et de la poésie. La liberté de création confère à l’artiste une responsabilité renforcée à l’ère des nouvelles technologies.

Les œuvres d’art technoromantiques nous mettent en relation avec une dimension supérieure de notre âme. Elles élèvent notre conscience et nous rendent meilleurs. Elles nous ouvrent à l’autre, et nous rendent plus aptes à aimer. Dans cette ouverture de l’âme, nous ne sommes plus séparés de la nature. Dans une société en quête de repères, l’art technoromantique organise le sens, et organise les sens. Il nous relie à l’autre et à la nature. L’art technoromantique assure dans notre société la fonction écologique de l’art, celle d’interprétation du monde qui nous entoure, monde à la fois naturel et technologique. Mais plus qu’une simple lecture, il tente d’organiser le monde en prenant une position humaine. L’art technoromantique affirme la prééminence de l’humain sur la machine, du spirituel sur le technique et nous invite à la présence. L’art technoromantique parce qu’il dépasse le donné technologique, et soumet la machine à l’esprit de l’artiste, nous ouvre à notre dimension spirituelle.

Stéphan Barron in Technoromantisme