Fred Forest est un grand nom de l’art contemporain. Il est principalement connu comme fondateur du mouvement de l’art sociologique. On lui reconnait aussi une grande originalité et un caractère de pionier.
Il nait à Mascara en Algérie le 6 juillet 1933.
Fred Forest débute sa carrière par le métier de contrôleur des Postes et télécommunications (de 1954 à 1971) tout en exerçant des activités de peintre et de dessinateur satyrique pour des journaux comme Echos ou Combat. Rapidement, il participe à des expositions en groupe à la maison de la Culture (Paris, 1958), ou à la Galerie Ligoa Duncan (New York, U.S.A., février 1965).
Cette démarche atypique témoigne déjà d’un intérêt poussé et appuyé pour tout ce qui touche aux médias et à la communication, et c’est donc logiquement que sa pratique artistique suit cet ordre d’idées, celle-ci étant dans un premier temps exercée en parallèle de ses activités professionnelles.
L’essor exponentiel des nouvelles technologies de communication aiguise sa réflexion et, dans le cadre d’une production artistique, Fred Forest est l’un des tout premier (si ce n’est le premier) à intégrer ces nouveaux supports. Ainsi, dès 1968, il conçoit et met en place des environnements particuliers, à la fois interactifs et participatifs où, par le biais de moyens de communications aussi divers que le téléphone, le minitel, la robotique, il amène le spectateur à s’interroger, que ce soit sur son rôle d’observateur ou son rôle d’acteur.
Tout ceci n’est pas anodin. La période de 1968, plus qu’une révolte de la jeunesse, témoigne en effet d’une crise de structure de l’Occident industrialisé, dont les mouvements de mai ne sont que les signes avant-coureurs de changements radicaux au sein même de la société. Parmi eux, les médias, qui connaissent une évolution remarquable et toute à fait exceptionnelle, amènent à Fred Forest à s’interroger sur le rôle qui sont le leur désormais.
Naissance du mouvement pour l’art sociologique
Les actions de Fred Forest en 1973 dans le cadre de la Biennale de Sao-Paulo sont à ce titre révélateur de cette prise de conscience de l’importance et de l’influence des médias au sein de la société. Cherchant, grâce au soutien des journalistes brésiliens, à aménager des « espaces » de liberté au sein de médias contrôlés par un appareil d’Etat militarisé, il se voit rapidement arrêté, malgré quelques succès d’actions réels, par le régime militaire du pays. L’évènement ne s’arrête pas là, et c’est en étant relayé par les réseaux d’information du monde entier que les actions de Fred Forest prennent une ampleur réelle et conséquente qui, tout en secouant le régime brésilien, lui permettent de bénéficier en même temps de la renommée qui va de pair avec le Prix de la communication remis à cette occasion par la biennale.
Son action et son propos s’en trouvent renforcés, et c’est en 1974 qu’il participe à la fondation du »Collectif d’art sociologique » (1974-1980), avec Jean-Paul Thénot et Hervé Fischer.
C’est à travers une succession de manifestes que l’art sociologique tente de se définir en tant que mouvement et en tant qu’action. Les manifestes du collectif sociologique témoignent ainsi des intentions du mouvement et de la manière dont celui-ci se perçoit par rapport au monde des médias de communication dans lequel il est étroitement imbriqué.
MANIFESTE DE L’ART SOCIOLOGIQUE, Publié dans le Journal Le Monde, le 10 octobre 1974.
« Le collectif d’art sociologique constate l’apparition d’une nouvelle sensibilité au donné social, liée au processus de massification. Les cadres actuels de cette sensibilité ne sont plus ceux du rapport de l’homme individualisé au monde, mais ceux du rapport de l’homme à la société qui le produit. »
Hervé FISCHER, Fred FOREST, Jean-Paul THÉNOT
Cette fracture avec la démarche classique de l’artiste face au monde se trouve illustrée par la performance/action vidéo de la même année. Le Portrait d’un collectionneur établit en effet, dans une narration parodique, le rapport de l’artiste au portrait.
Il s’agit, dans cette démarche, d’un croisement de genre, entre performance et art vidéo. L’œuvre que met en vente Fred Forest constitue en effet en une pellicule filmée, mais celle n’existe alors pas encore : elle est blanche, inutilisée, jusqu’au moment où un acquéreur potentiel se manifeste en enchérissant sur une œuvre qui n’est donc, jusqu’à ce stade, que supposée. Dès lors, Fred Forest filme, observe autant qu’il révèle, le spectacle des enchérisseurs qui se succèdent. Est ainsi révélé le rôle social d’une œuvre d’art, à travers les actions des acquéreurs, hommes sensés de goût et de prestige, filmés ici sans complaisance mais non sans humour.
C’est dans son rapport avec la société qui l’entoure que l’artiste Fred Forest situe sa démarche, encadrée qu’elle est dans le mouvement de l’art sociologique. Celui-ci ne s’arrête pas là.
MANIFESTE II DE L’ART SOCIOLOGIQUE
Publié dans le catalogue du musée Galliera, Paris à l’occasion de l’exposition du Collectif d’art sociologique.
«Le projet de l’art sociologique, c’est en fin de compte d’élaborer la pratique sociologique elle-même.»
Hervé FISCHER, Fred FOREST, Jean-Paul THÉNOT
Dès le début, il s’agit de ne pas confondre la sociologie de l’art et l’art sociologique. Là où la première étudie les arts dans ses implications et significations dans la vie sociale, distinguant ainsi en deux catégories une sociologie des artistes et de leurs milieux spécifiques, et une sociologie où les arts sont perçus comme des vecteurs communs à toute la société, le second obéit à une définition plus complexe. En effet, c’est en entretenant un rapport dialectique avec la sociologie, et non pas en représentant une discipline particulière de celle-ci, que s’illustre l’art sociologique.
La définition est peut être bien, au fond, dans cette inversion de l’ordre des noms, et l’art sociologique représente un questionnement, une confrontation par l’art de la science sociologique. Il s’agit de mettre celle-ci face à la réalité de ses observations en utilisant les productions artistiques comme vecteurs d’informations et d’observations du contexte social dans lequel se situe l’œuvre d’art.
Cette démarche est appuyée par le New-Media N° 1 (22 mars -19 mai 1975) dont l’action d’observation autant que d’action illustre cette idée de moyens propres à l’art sociologiques absents de la science théorique de la sociologie, tout en étant axé sur une production artistique de questionnement et de considération.
La participation du public est requise et constitue pour la moitié la réalité de cette œuvre qui interroge la divergence et l’accointance de deux espaces distincts, rejoints par le moyen de caméras et d’écrans et les actions des participants qui tentent de se restituer dans cet espace.
Ainsi, c’est la manière dont la médiatisation fait se réunir deux espaces distincts qui est ici illustrée.
MANIFESTE III DE L’ART SOCIOLOGIQUE
Publié dans le catalogue international de la 37e Biennale de Venise, juin 1976.
«La stratégie de l’art sociologique vise à s’appuyer sur la permissivité des institutions artistiques, pour élargir son activité à une pratique sociologique beaucoup plus vaste que la catégorie d’art. Il s’agit de s’emparer du pouvoir des institutions en place soit en s’appuyant sur quelques-uns des hommes qui y exercent des responsabilités, soit grâce à la logique du pouvoir acquis, pour détourner ce pouvoir, si possible déborder les processus de neutralisation de notre action qu’opère en principe le cadrage institutionnel du micro-milieu élitaire, et retourner ce pouvoir contre le système institutionnel que nous voulons questionner.»
Hervé FISCHER, Fred FOREST, Jean-Paul THÉNOT
Opinion et idée d’action illustrée par la VIDÉO PERFORMANCE que constitue
LA PHOTO DU TÉLÉSPECTATEUR du 13 NOVEMBRE 1976, où l’artiste réalise une performance en direct et en utilisant pour cela le moyen de communication médiatique que représente une émission de quarante minutes que lui consacre Jean-Paul Trefois sur la R.T.B (RADIO TÉLÉVISION BELGE)
La dénonciation par l’artiste, au cours de l’émission, de l’instrumentalisation des masses que représente la télévision, trouve ici son application. Simulant le rôle du photographe, il manipule ainsi le téléspectateur en lui demandant, par écran interposé, de se déplacer légèrement, de telle ou telle manière, afin de bien cadrer à son objectif, et cela malgré l’impossibilité de la démarche dont la validité toute entière repose sur ce pouvoir d’asservissement des masses mentionné plus haut.
MANIFESTE IV DE L’ART SOCIOLOGIQUE, février 1977
«Le collectif d’art sociologique refuse une société où l’art est de l’argent et où l’argent est divin. Par sa pratique interrogative et critique, à l’opposé de l’art marchandise et de la culture de consommation, il questionne la conscience sociale.»
Hervé FISCHER, Fred FOREST, Jean-Paul THÉNOT
Opposition au marché de l’art et à ses rouages dont témoigne l’action du Mètre carré artistique, qui utilise les codes du monde économique en créant une société factice, et en utilisant les médias publicitaires (via un encart dans Le Monde) pour se faire connaître. La question est ici sur la validité et la connaissance de ce que constitue une œuvre d’art, ces deux aspects n’étant pas à la portée de n’importe qui, et certainement pas du gendarme qui déclare la procédure de Fred Forest comme « non-artistique ». Appellation reprise par l’artiste, qui vend finalement pour la somme de 6 500 F ce » m2 non-artistique «
A bien des égards, Fred Forest est à la fois autant un acteur qu’un témoin des changements de la société moderne et de ses réseaux de communication et d’information, amorcé en 1968 et encore d’actualité aujourd’hui. La création du Collectif d’Art sociologique correspond à cette démarche de nature artistique mais fortement ancrée dans un contexte sociologique précis. Ainsi, c’est par le biais de créations artistiques que le mouvement tend à illustrer, autant qu’à confronter, des observations de nature sociologique correspondant au rôle des médias dans une société au sein de laquelle les moyens de communication et de circulation de l’information n’ont jamais été aussi importants.
Cette interrogation des médias ne s’arrête pas et, actuellement, c’est le grand vivier de l’internet qui retient l’intérêt de Fred Forest, toujours dans cette démarche de confrontation et d’interrogation.
Fred Forest, l’indigné de l’art (publié le 03 janvier 2012)
Fred Forest n’a pas fait un parcours classique dans l’art. De cette situation, il lui en est peut-être resté une distance permanente avec l’histoire de l’art et aussi un esprit de rébellion vis à vis des institutions. Outre sa propre création, Fred Forest croise le fer, part en guerre contre le Centre Pompidou et manifeste en permanence sa vocation de dérangeur. Très vite dans son itinéraire artistique, le besoin de défricher des territoires inconnus se manifeste.
De l’art sociologique au numérique
Infatigable, il se confronte, au fil des années, avec les nouvelles technologies de l’époque: ainsi il sera un des pionniers de l’art vidéo. Trente ans plus tard, il s’empare avec boulimie de l’ordinateur et de l’internet.
Omniprésent sur la toile, il confirme sa vocation d’agitateur permanent. Cela n’a pas dû toujours plaire. Pour faire bonne mesure, je pourrais signaler, entre ces deux repères chronologiques, tous les autres territoires investis : le téléphone, la radio, la télévision, le câble, les journaux lumineux à diodes électroniques, la robotique, les réseaux télématiques… En ce qui concerne les réseaux il sera encore là, le tout premier, avec le réseau expérimental de Vélizy.
Art sociologique, art vidéo, art interactif et Comment cerner Fred Forest ? Je garde, personnellement, comme moment inoubliable, en 1973 à Sao Polo, sa manifestation « Le blanc envahit la ville « , les manifestants brandissant des pancartes… blanches.
Fred Forest manifestation Sao Polo 1973
L’artiste fort du statut acquis lors de la XII Biennale, avec cette manifestation dans les rues de Sao Paulo, critique le régime militaire en place et dénonce l’atteinte aux libertés fondamentales. L’appui des medias et la complicité active des artistes et des intellectuels brésiliens en feront un événement international… C’en était trop. Cette fois, Fred Forest a bien été cerné? par la police militaire. Il sera conduit et interrogé au DOPS (département de la police politique) durant quatre heures.
Il me semble que ce jour-là Fred Forest a répondu à la question souvent posée: « L’artiste, à quoi sert-il, que fait-il là ? «
L’indigné de l’art
Depuis ces années, Fred Forest n’en est pas resté là. Récemment encore, il crée l’incident avec son projet de performance Les indignés de l’art. Fred Forest interpellé par le service de sécurité du MOMA qui lui signifie l’interdiction de procéder à sa performance qu’il vient à peine de commencer, sous peine de son arrestation immédiate par la police New-Yorkaise.
Performance/média, le 2 Septembre 1995 21h30
Médias croises et réseaux interactifs pour le Centenaire du cinéma et de la radio
« De Casablanca à Locarno: L’Amour revu par Internet et les médias électroniques »
Un programme expérimental interactif de Fred Forest réalisé par la RTSI – Radiotélévision Suisse Italienne en collaboration avec le Vidéoart Festival, mis en œuvre sur le plateau du Théâtre de Locarno
La performance multimédia vise à impliquer la participation des publics à travers des moyens de communication de masse (Télévision RTSI + Radio Rete 3 + Réseau téléphonique + Internet).
Le Théâtre de Locarno constitue dans le dispositif le lieu physique et géographique de l’action qui s’inscrit dans l’espace informationnel. Avec la gracieuse participation de:
Ingrid Bergman, HumphreyBogart, Paola Pitagora, Graziano Mandozzi, Mario Sasso
et de tous les publics concernés, directement ou indirectement, par l’existentielle question de… l’Amour!
« Regardez la TV avec votre Radio »
Projet interactif de FRED FOREST
Saisissant l’occasion du centenaire du cinéma ce projet a pour but de réaliser une performance médiatique et spectaculaire ayant pour propos d’associer le cinéma et la radio dans un événement original et inédit. Cet événement constituera un hommage vibrant que leur rend le 16ème Vidéoart Festival de Locarno.
Cette performance multimédia vise à impliquer directement la participation du public à travers les moyens de communication de masse (Radio + Télévision), via le réseau téléphonique et le réseau Internet. Dans le dispositif le Théâtre de Locarno constitue le lieu physique et géographique de l’événement. La scène est agencée comme un plateau de télévision et de radio à partir duquel l’émission est lancée en direct et où l’artiste assure l’animation et la présentation de l’action, tout au long de son déroulement.
Télévision + réseau téléphonique + réseau Internet, plateau (Théâtre Locarno), diffusion du film (ou de la séquence) sur RTSI. La télévision diffuse le film sans le son, des indications écrites défilent au bas de l’écran en permanence. Ces indications informent les téléspectateurs sur leurs possibilités et les modalités de participation. Ils doivent se reporter simultanément sur la fréquence radio dont le numéro de téléphone est communiqué. La radio assure l’animation des appels successifs.
Le public dispose de 30 secondes dans la continuité des images pour faire parler les acteurs. Un fond musical a été substitué à la bande sonore du film. La régie intervient pour monter ou descendre le niveau du son en s’adaptant en temps réel aux interventions des correspondants téléphoniques sélectionnés, mis en attente et balancés sur l’antenne les uns après les autres.
Fred Forest remplit les « blancs » éventuels en temps réel, en intervenant en direct sur l’antenne, soit en parlant, soit avec un générateur de caractères, dans l’idéal avec les deux.
Installation dans le Théâtre de Locarno.
Dans ce dispositif l’artiste assure une performance médiatique dont la mise en scène s’effectue sur la scène du théâtre aménagée en plateau de télévision et en station de radio. La performance est constituée par la présentation de l’émission et son animation. Le dispositif technique comprend 3 caméras, un générateur de caractères, une liaison avec le studio de diffusion, une série de six cabines téléphoniques, un grand écran et un mur de TV.
Chronologie d’un mouvement
- 1974: Création du Collectif d’art sociologique
Manifeste 1 (publication dans le journal Le Monde). - 1975: Organisation à l’initiative du Collectif des expositions thématiques
art sociologique: - Janvier 1975: L’art et ses structures socio-économiques,
Galerie Germain, Paris (avec des documents de : Art et Language, Willy Bongard, Hervé Fischer, Fred Forest, Hans Haacke, John Latharn, Les Lévine, Lea Lublin,
Jacques Pineau, Adrian Piper, Klaus Staeck, Bernard Teyssèdre, Jean-Paul Thenot). - Mars 1975: Problèmes et méthodes de l’an sociologique.
Galerie Mathias Fels, Paris (avec des documents de : Art et Langage, Jean-François Bory, Jacques Charlier, Hervé Fischer, Fred Forest, Hans Haacke, Les Lévine, Léa Lublin, Antonio Muntadas, Joan Rabascali, Maurice Roquet, Jean Roualdes, Sanejouand, Sogno, Jean-Paul Thénot, Tomeck, Horacio Zabala). - Mai 1975: Art et Communication, Institut Français, Cologne.
- Juin 1975: Art Sociologique, musée Galliera, Paris.
- Avril 1975: I.C.C. Anvers : Le collectif d’art Sociologique.
- Mai 1975: Manifeste II de l’art sociologique.
- Juin 1975: Galerie Wspolczesna, Varsovie.
- Juillet 1975: Centre d’art et de communication (C.A,Y.C.), Buenos Aires,
Argentine. - Août 1975: Musée d’art contemporain de l’université de São Paulo, Brésil.
- Septembre 1975: Musée d’Art Moderne de Rio de Janeiro, Brésil.
- Mars 1976: Manifeste III de l’Art Sociologique.
- Avril 1976: Animation sociologique d’Associations : Kunstverein, Cologne.
- Mai 1976: Ouverture de l’école Sociologique Interrogative, Paris.
- Juillet 1976: Biennale de Venise : Bombardement de Venise. Dispositif d’implosion culturelle.
- Septembre 1976: Intervention urbaine, Perpignan.
- Février 1977: Manifeste IV de l’art sociologique.
- Juin 1977: Intervention documenta 6.
Bibliographie
- Un pionnier de l’art vidéo à l’art sur internet : art sociologique, esthétique de la communication et art de la commutation]] , Fred FOREST
- Manifeste I du Collectif, 7 octobre 1974 ( »Le Monde », 10-10-1974).
- Théorie de l’art sociologique, Hervé FISCHER
- Entretien avec Eric Maillet et Anne-Marie Morice, Jeudi 21 août 2008
- De l’art sociologique à la sociologie esthétique, Jean-Paul Thénot