Art vidéo, histoire d’une sectorisation est un article de Norbert Godon montrant l’importance de l’art vidéo dans l’évolution de l’art. Il montre qu’il y a un lien entre l’art et l’avancée de la technologie, notamment dans l’art contemporain, et tente de définir le secteur de l’art vidéo en le différençiant d’autres secteurs duquel il est très proche comme le cinéma.
Structure de l’article
- Introduction : Un outil comme seule raison de rassemblement
- I. Histoire d’un genre qui cherche a renverser les genres
- 1. La vidéo comme instrument de la fusion des cultures
- 2. La critique sociale comme objet de production artistique
- 3. La friction des genres artistiques
- II. Apparition d’une catégorie et institutionnalisation de critères de reconnaissance
- 1. Le rôle des institutions dans l’élaboration d’une histoire
- 2. Nouveau support, vieilles interrogations
- 3. Art vidéo et cinéma
- Conclusion : De l’avant garde actuelle et passée
Voici le résumé que Norbert Godon fait lui-même de son article :
« L’art vidéo est la première forme artistique à avoir eu une histoire avant même d’en avoir eu une. Cet article retrace l’histoire de la fabrication d’une catégorie par des institutions culturelles qui firent de l’outil le seul critère pour rassembler des travaux parfois sans rapport quant à leur nature. Il montre ainsi comment la raison de l’outil a progressivement pris le pas sur celle des intentions les plus subversives et comment les pratiques actuelles se trouvent fondamentalement redéfinies par cette histoire. Refermant le raisonnement historique sur la logique interne du champ de l’art contemporain, il est ici montré que les oeuvres se trouventalors présentées comme appartenant à un enchaînement de ruptures et de continuités formelles, avec cette idée en perspective, que l’art est soucieux d’être toujours en phase avec les découvertes techniques de son époque. L’enjeu sera de comprendre comment, dans ce mouvement de fermeture d’un champ disciplinaire sur sa logique interne, une pensée historique en arrive à définir les modes d’appréciation des productions actuelles en les distinguant des autres domaines de production, comme le cinéma d’art et d’essai, la littérature, la philosophie… Ce faisant, la question de l’interdisciplinarité, impliquée par le support même de la vidéo, sera également abordée, en ce que l’histoire des pratiques artistiques contemporaines en a fait une valeur en soi, un critère de reconnaissance des pratiques contemporaines. »
Norbert Godon
Norbert Godon « Art vidéo, histoire d’une sectorisation » Sens Public mai 2008
N.B. : Sauf mention contraire, toutes les citations (guillemets français) sont de l’auteur et tirées de l’article.
Norbert Godon, artiste vidéo, entend par « sectorisation » le regroupement sous une même appellation d’ ʺart vidéoʺ d’œuvres qui ont peu de rapports entre elles. Il explore aussi dans cet article le caractère interdisciplinaire de l’art vidéo.
Introduction: un outil comme seule raison de rassemblement
La difficulté à définir l’art vidéo rend difficile l’établissement de son histoire. La diversité des œuvres n’est pas inhérente à la post-modernité (multiplication des styles et des écoles). En effet, ceux qui ont introduit l’art vidéo dans les musées étaient souvent extérieurs au monde artistique, extériorité que l’on retrouve dans la représentation de l’art vidéo, qui peut se faire, pourrait-on penser, au cinéma ou à la télévision.
Godon propose de faire une histoire de la vidéo plutôt que de l’art vidéo, par une étude de la place et de l’influence de la vidéo dans l’art. Cette démarche s’oppose au concept « vidéographique » (1) qui revient à regrouper des œuvres très différentes sous une même appellation. En effet toutes les œuvres d’art vidéo ne questionnent pas les « spécificités esthétiques du support vidéo » : la seule chose qui relie vraiment ces œuvres, c’est l’outil, le médium qu’elles utilisent : la vidéo.
Pourquoi cette « méthode tatillonne » ? Pour ne pas « noyer la valeur subversive des démarches d’avant-gardes » dans la « bassine historique » remplie de divertissements télévisuels en tout genre. Godon expose ainsi la problématique de son article : comment s’est constituée une histoire officielle de l’art vidéo « évinçant les démarches les plus contestataires au profit des démarches les plus ʺartistiquesʺ » ? Il va ainsi préciser le contexte d’apparition de l’art vidéo, son évolution, ses principes, et les critères de sectorisation qu’on lui a appliqué, le séparant ainsi des autres formes d’art (alors qu’il avait pour but initial de les relier).
I : Histoires d’un genre qui cherche à renverser les genres
1 : La vidéo comme instrument de la fusion des cultures
L’art vidéo a été ʺinventéʺ par Nam June Paik (1932-2006) lors de son « Exposition of Musik – Electronic Television » en mars 1963 à la galerie Parnass de Wuppertal. Il y avait installé 13 télévisions au sol qui diffusaient des images modifiées par des opérations sur les composants des appareils. Il invente ainsi la technique du ʺbrouillage vidéoʺ qui va faire école. Plus tard, il mettra au point avec Shuya Abe, un ingénieur, le premier synthétiseur d’images, qui permet de coloriser artificiellement des images en noir et blanc.
La démarche de Paik se caractérise par sa « maltraitance » des médias. Pourtant l’art vidéo a profité de l’amélioration des techniques consécutives au développement de ces médias. On interprète aujourd’hui ses œuvres comme étant subversives alors qu’il s’agit plus d’une « fusion des disciplines artistiques entre elles ».
A partir de 1970 l’art vidéo se développe dans la lignée de Paik : Stephen Beck et Ed Emshwiller fabriquent eux aussi des synthétiseurs ; Bill et Louise Eltra fondent avec Woody et Steina Vasulka le laboratoire d’images électroniques « The Kitchen » ; le groupe Vidéoflex se constitue (Skip Blumberg, Nancy Cain, David Cort…) ; la revue Radical Software est créée (1970) ; Gene Youngblood publie le premier livre sur l’art vidéo (Expanded Cinema) ; enfin l’essai de Marshall Mac Luhan (1911-1980)
Understanding Media devient le livre de chevet des vidéastes de l’époque, essai dont la thèse est ainsi résumée par Godon : « l’évolution des sociétés humaines [est] déterminée, non par l’évolution des idées, mais par l’apparition de techniques nouvelles », ainsi « L’invention de la vidéo […] doit changer l’ancienne société lettrée en société de l’ère électronique », « un global village électronique, où les frontières géographiques et culturelles ne seraient plus de mise ».
L’art vidéo est donc la combinaison d’une contestation et d’une fascination pour les médias ainsi qu’une démarche de réunion et de médiation entre les arts.
2 : La critique sociale comme objet de production artistique
Wolf Vostell (1932-1998), membre de Fluxus comme Paik, se démarque des installations de ce dernier par un intérêt politique pour l’art vidéo, dont il se sert pour une « critique de la société industrielle et médiatique ». Il invente le principe de ʺdé-coll/ageʺ, que l’on peut résumer ainsi : « effacement, déchirement, recouvrement et détournement des médias » (2), une démarche similaire à celle des affichistes du Nouveau Réalisme (Jacques Villeglé, Raymond Hains…). En 1961, il expose son projet artistique dans TV and videoart: « ART=VIE, VIE=ART ; tout homme est une œuvre d’art. »
Les démarches de Paik et de Vostell relèvent selon Godon non pas de l’avant-garde, « programme d’actions politiques cohérentes dans le champ des arts » (selon François Albera, in L’avant-garde au cinéma, 2005), mais du progressisme, c’est à dire une « évolution des pratiques artistiques ».
3 : La friction des genres artistiques
En 1965, Sony sort le Portapak, le premier caméscope. Cette invention permet une grande liberté de réalisation pour les vidéastes. Au début, l’art vidéo consiste à immortaliser des performances qui sont, comme la vidéo, une forme de dématérialisation des supports de l’art. En effet l’objet d’art est, en cette époque de contestations, considéré comme la représentation des « valeurs bourgeoises de la possession et du march’. Godon donne deux exemples du passage de la performance à l’art vidéo : Gina Pane (1939-1990), qui avait pour volonté de faire des captations de ses performances des œuvres d’art, et Vito Acconci (1940-2017), dont les performances prenaient en compte le hors-champ de leur captation.
Ces démarches participent au mélange des pratiques artistiques : « le spectacle vivant est amené dans le champ des arts-plastiques, changé en objet par le recours à l’image et en même temps réanimé par son mouvement. » Godon donne comme exemple les œuvres de Bruce Nauman (1941-).
Godon conclue cette première partie en rappelant les deux types de démarches artistiques au c’ur de l’art vidéo : l’ « évolution des pratiques artistiques » (progressisme) et l’ « action politique en tant que produit culturel » (avant-garde). Pour lui, l’art vidéo ne prend pas en compte la télévision et le cinéma subversifs car ceux-ci ne s’exposent pas.
II : Apparition d’une catégorie et institutionnalisation des critères de reconnaissance
1 : Le rôle des institutions dans l’élaboration d’une histoire
Godon commence cette deuxième partie avec une citation de Bill Viola (1951-) : « Il se peut que la vidéo soit la seule forme artistique à avoir une histoire avant même d’avoir une histoire. » Cette histoire est « presque impossible » à établir selon Godon, en raison de la détérioration des supports et de la bibliographie peu crédible sur le sujet, puisqu’elle émane de commandes de musées soucieux de mettre en valeur leur collection : « ces institutions façonnent l’histoire de la vidéo » (3). Les institutions sont présentes aux côtés de l’art vidéo « depuis ses débuts » puisque ce sont elles qui financent les installations. Mais « l’attribution de budgets représente également une manière de faire l’histoire » : les institutions favorisent les individus plus que les groupes, alors que ces derniers sont souvent plus subversifs.
L’art vidéo a en effet du succès auprès des institutions. Dès 1965 (rappel : Portapak, débuts de l’art vidéo), la télévision américaine propose à des artistes de réaliser des émissions expérimentales (The medium is the medium (1969) de Fred Barzyk par exemple). Cette même année 1969 s’ouvre la première exposition d’art vidéo américaine à la Howard Wise Gallery de New York, « T.V. as a creative medium » ; la première vidéothèque publique est créée à l’Everson Museum de Syracuse (état de New York) ; la première vidéothèque européenne ouvre quant à elle à Essen. En 1970, les expositions se multiplient (M.O.M.A. notamment), et des départements d’art vidéo sont ouverts dans les musées. En 1972, les expositions arrivent en Europe, avec notamment la cinquième « Documenta ». Pour ce qui est de la France, en 1974 a lieu la première exposition internationale d’art vidéo du pays (« Art Vidéo Confrontation 74 ») et des cours d’art vidéo sont mis en place pour les élèves de l’Ecole Nationale des Arts Décoratifs de Paris ; en 1976 le Musée d’Art Moderne de Paris commence la constitution d’une collection d’œuvres vidéo ; enfin en 1979 ouvre le Centre Pompidou, qui comprend un département d’art vidéo.
2 : Nouveau support, vieilles interrogations
Pour illustrer son propos sur le « dévoiement de l’art vidéo dans sa définition institutionnelle », Godon cite Martha Rosler : « En séparant une chose nommée ʺart vidéoʺ des autres façons dont les gens, y compris les artistes, essaient de travailler avec les technologies vidéo, [certains historiens] ont tacitement accepté l’idée que les transformations de l’art sont formelles, cognitives et du domaine de la perception. » (« Vidéo : la dissipation du moment utopique », 1985)
L’utilisation de la vidéo en art a amené les mêmes questionnements que l’utilisation de la photographie : ces médiums peuvent-ils produire des œuvres d’art ? On retrouve dans les deux cas les mêmes sujets : la ville, le corps, le portrait…
L’admission par les institutions de l’art vidéo a entrainé sa catégorisation entre documentaire, fiction, cinéma expérimental… Cette catégorisation est critiquée par Martha Rosler : « C’est la mission que s’est imposée le monde artistique de cantonner la vidéo dans ses limites […]. Les structures des musées aiment aussi différencier les genres, si bien que la vidéo s’est vue forcée d’entrer dans ces vieilles formes familières. » (op. cit.). De là une difficulté pour les artistes qui n’entrent pas dans ces catégories à trouver une place dans le monde de l’art vidéo. En effet la production s’est uniformisée autour de la colorisation, du plan fixe (qui permet de se démarquer de l’aspect narratif du cinéma au profit d’un aspect contemplatif proche d’une œuvre d’art traditionnelle), de la boucle… le « facteur essentiel de reconnaissance » étant la conceptualisation, le fait qu’il y ait dans l’œuvre un « message à décrypter ».
3 : Art vidéo et Cinéma
L’art vidéo est parfois appelé ʺcinéma d’expositionʺ : où se situe donc la frontière entre ces deux domaines ? Pour Godon, l’art vidéo n’est pas le cinéma expérimental, d’abord car ces deux pratiques ont chacune leur grille de lecture spécifique des œuvres, ensuite parce que chacune a son histoire. Cela rend impossible la fusion de ces deux genres : la présentation d’une œuvre dans un domaine ou dans l’autre ne fait que conditionner sa réception et son message, elle ne transforme pas l’art vidéo en cinéma expérimental et inversement.
Après avoir rappelé que l’art vidéo était une réflexion sur le temps, sa fuite, sa contraction (par le montage), Godon explique que cet art s’est emparé des techniques du cinéma pour devenir un « outil de distanciation et de prévention face à l’inconscience productive du cinéma commercial et de la télévision ». C’est là la démarche de la deuxième génération de vidéastes parmi lesquels figurent notamment Douglas Gordon (1966-), Philippe Parreno (1964-), Pierre Huygue (1962-), Dominique Gonzalez-Foerster (1965-), Stan Douglas (1960-) et Ange Leccia (1952-). Leurs œuvres interrogent le cinéma par des références ou la réutilisation d’images, ce qui engendre des « frictions conceptuelles entre les champs de pratique », caractéristique du post-modernisme. Ce concept de «
transversalité
» peut aussi consister à projeter une œuvre d’art vidéo dans une salle de cinéma ou un film dans une salle d’exposition, ou à mêler la vidéo avec d’autres arts, comme la danse (cf. exposition « Vidéodance », Centre Pompidou, 2006).
De l’avant-garde actuelle et passée
Godon débute sa conclusion par une citation de Douglas Gordon : « Les artistes sortant [des Beaux-Arts] savent qu’ils doivent construire une stratégie pour faire carrière, ce qui n’était pas le cas lorsque nous étions étudiants. » On est ainsi passé selon Godon de la « transgression artistique » à la « stratégie de carrière ».
La prééminence du « développement expérimental » a conduit le monde artistique à juger plus l’originalité de la démarche que le discours qui la sous-tend. La disparition des avants-gardes caractéristique du post-modernisme a en effet mit fin au caractère subversif de l’art. Donc pour Godon, l’art vidéo n’est pas une avant-garde en tant que tel, mais il est subversif dans le sens qu’il perturbe les habitudes du public, amené à se poser la question suivante : « Est-ce de l’art ou de la communication ‘ » Pour finir l’auteur rappelle que l’art vidéo n’a pas remis en cause l’académisme, et que la vraie subversion réside dans la « pertinence de la réflexion suscitée » par l’œuvre, pas dans la « subversion comme valeur ajoutée ».
Sources
- L’article peut être consulté en ligne.
- (1) PARFAIT, Françoise, Vidéo : un art contemporain, Regard, 2001.
- (2) DEBAILLEUX, Henri-François, « ʺDé-coll/ageʺ immédiat avec Wolf Vostell », Libération, 31 aout 1995.
- (3) STURKEN, Marita, « Les grandes espérances et la construction d’une histoire ; paradoxes de l’évolution d’une forme artistique », Communication, n° 48, p. 30.
Louis Vigneron, avril 2017