Introduction contextuelle
Le XXème siècle marque dans l’histoire culturelle la fin des cloisonnements entre les arts. Les arts plastiques, le théâtre, le cinéma, la danse, la musique, la littérature ou encore le cirque vont s’ouvrir les uns aux autres, s’influencer mutuellement jusqu’à créer de nouvelles formes artistiques « hybrides » qui changeront profondément notre manière de percevoir le monde. Cette porosité naissante commence dès 1916 avec notamment les dadaïstes ou les futuristes qui entrevoient une dimension beaucoup plus performative dans l’art. Des expériences similaires seront relayées plus tard par les Surréalistes qui sortent définitivement de la mimesis (reproduction du réel) pour aller explorer les champs de l’imaginaire et de l’inconscient à travers l’Art.
Ces rencontres entre les arts vont notamment aboutir à des formes que l’on qualifie d’« interdisciplinaires » où plusieurs techniques différentes se juxtaposent, se mettent en réseau pour créer des œuvres non plus homogènes, mais éclatées, démultipliées, complexes qui « révolutionnent » autant le statut d’oeuvre d’art que celui de spectateur.
Pour illustrer ce propos, on peut citer par exemple le travail du musicien John Cage et du chorégraphe Merce Cunningham, qui à partir de 1939, vont affranchir de leur hiérarchie respective la musique et la danse, tout en les faisant coexister ensemble le temps d’une représentation. La danse est élaborée indépendamment de la musique et vice-versa, ces deux arts restent donc autonomes au sein de la même oeuvre. Le spectacle devient alors la confrontation entre ces deux disciplines sur scène qui est créatrice de tension.
Le travail du metteur en scène Robert Wilson, dit Bob Wilson, s’inscrit dans cette démarche complexe de l’interdisciplinarité entre théâtre, danse, musique et arts plastique qui vise à repousser de plus en plus les frontières entre ces différents arts à travers la performance.
Présentation en quelques dates
Bob Wilson naît au Texas en 1941. Il suit d’abord des études d’architecture, de design et de peinture avant de s’installer à New York pour se former au Pratt Institute de Brooklyn. C’est dans cette ville qu’il réunira autour de lui, au milieu des années 60, des artistes pour fonder le groupe «The Byrd Hoffman School of Byrds». Dès 1969 il réalise ses premières mises en scène,
The King of Spain voit le jour en 1969, mais le spectacle qui le révéla au grand public, notamment en Europe, fut Deafman Glance crée en 1971 qui marqua le point de départ d’une recherche théâtrale basée sur la vision et l’image.
Très rapidement il accède à une renommée internationale, et ses spectacles unanimement applaudis l’amènent à travailler partout dans le monde, surtout en Europe, à la Scala de Milan, à la Comédie Française ou encore au théâtre du Berliner Ensemble.
En 1972, il crée un spectacle,
Overture, qui remet en cause le temps par sa durée de 24 heures. En 1976, il collabore avec le musicien Philip Glass pour l’opéra Einstein on the beach.
L’opéra fut un des domaines de prédilection de Bob Wilson, parmi tous ceux qu’il a crée on peut citer: Salomé de Richard Strauss en 1987, Doktor Faustus de Giacomo Manzoni en 1989 et La Flûte enchantée de Mozart en 1991. En 1990, Bob Wilson s’associe avec le musicien Tom Waits et l’écrivain William S. Burroughs et crée The Black Rider, la collaboration donnera lieu à deux autres créations:
Alice en 1992 et l’opéra Woyzeck de Georg Büchner en 2000. Parmi les autres collaborations musicales figure également Lou Reed pour Time Rocker d’après H.G Wells en 1996. D’autres spectacles suivront comme Quartett en 2006 de l’auteur allemand Heiner Müller avec Isabelle Huppert et Ariel Garcia-Valdès dans les rôles principaux.
Parallèlement à son activité de metteur en scène, Bob Wilson dirige depuis 1992 une fondation, le Watermill Center, près de New-York, qui accueille des artistes en résidence. De plus, ses dessins, sulptures et installations sont régulièrement montrés dans des musées tels que le Centre Georges Pompidou ou le musée Guggenheim.
Vers une nouvelle expression théâtrale
La particularité du travail de Bob Wilson réside tout d’abord dans le fait qu’il recherche avant tout une écriture complètement scénique. Le point de départ n’est plus le texte mais l’organisation de la scène avec des images ou des « visions » comme il les appelle. Pour l’opéra muet Deafman Glance ( Le Regard du Sourd) Bob Wilson a travaillé avec un jeune sourd-muet, Raymond Andrews, qu’il a adopté: « Je me suis mis, dit Wilson, à penser à la façon dont il percevait les choses, et nous avons construit une pièce à partir d’un vocabulaire d’images, parce qu’il m’a semblé que c’est en images qu’il pensait. ». Le but était de faire un spectacle qui n’impose pas le monde de ceux qui entendent à ceux qui n’entendent pas.
Raymond Andrews dans// Deafman Glance
L’image devient donc le vecteur principal du spectacle qui prend alors une dimension universelle car compréhensible par tous. Cette démarche « plonge le spectateur dans l’univers des phénomènes de l’imagerie mentale »1, la narration et l’histoire deviennent alors métaphoriques. Ce spectacle aura énormément de succès, surtout en France, où les Surréalistes saluent le travail du metteur en scène, Aragon dira notamment:
»Je n’ai jamais rien vu de plus beau en ce monde depuis que j’y suis né. »
»Jamais, jamais, aucun spectacle n’est arrivé à la cheville de celui-ci, parce qu’il est à la fois la vie éveillée et la vie aux yeux clos, la confusion qui se fait entre le monde de tous les jours et le monde de chaque nuit, la réalité mêlée au rêve, l’inexplicable de tout dans le regard du sourd »
Pour Bob Wilson, le théâtre ne se réduit pas à une intrigue psychologique ayant un début et une fin, c’est avant tout une mise en espace comme une composition picturale avec ses plans successifs et ses contrastes lumineux. De plus il accorde une grande importance au placement de ses comédiens qu’il nomme des « performers » dans l’espace, il en résulte une certaine lenteur dans les actions qui sont décomposées à l’extrême. Le spectacle
Overture par exemple présente pendant 24 heures un yogi immobile en position de lotus et une rose suspendue qui, chaque heure, s’abaisse pour finalement atteindre le sol.
Avec cette mise en scène, Bob Wilson redonne au temps théâtral une intensité et une valeur contemplative que le spectateur reçoit comme un choc, on est face à une oeuvre d’art qui dépasse le cadre même du théâtre. Ces images qu’il nous propose, Bob Wilson les mêle à la musique répétitive de Philip Glass et aux chorégraphies minimalistes de la danseuse Lucinda Childs qui participent à créer cette atmosphère d’une densité inquiétante et étrange, notamment dans le spectacle
Einstein on the Beach (1976) d’une durée de 5 heures.
Bob Wilson poursuivra ses recherches sur la communication et le langage avec deux autres spectacles:
Ka Mountain Guardenia (1972) et A Letter for Queen Victoria (1974) où cette fois il travaille avec Christopher Knowles un jeune autiste pour qui les mots se font et se défont « comme des molécules qui éclatent dans toutes les directions comme s’ils étaient en trois dimensions dans l’espace ».
Christopher Knowles
Le théâtre de Bob Wilson est à l’opposé du théâtre psychologique qu’il exècre, il refuse d’ailleurs toute psychologie du personnage dans sa direction d’acteur. Il axe au contraire tout son travail sur l’aspect purement formel, et, lorsqu’il dirige un comédien ce n’est jamais pour lui dire dans quel état d’esprit est son personnage mais:
»Plus vite, plus lentement, plus fort, plus doucement, allez vers la gauche, arrivé là, tournez, regardez derrière vous, poids du corps en avant, sentez l’espace derrière la tête, il est plus puissant que celui qui s’étend devant vous ? levez les yeux à 45°, à 30°. »
Le théâtre de l’image
Sa formation plasticienne donne à Bob Wilson un autre regard sur le théâtre, sa démarche, qui semble aujourd’hui répandue, a été dans les années soixante dix très avant-gardiste. En troquant le texte pour l’image, Bob Wilson a, en quelque sorte, redonné au théâtre sa théâtralité en créant une écriture entièrement scénique (ou scénographique) indépendamment de l’oeuvre de théâtre littéraire, il réalise par là le souhait d’Antonin Artaud qui voulait donner au théâtre un langage qui lui est propre et qui « atteindrait la même efficacité que le langage articulé ».
Cette écriture de l’image est beaucoup plus sensorielle que le théâtre classique, elle fait appel à la notion d’expérience sensible: « avec le théâtre de l’image, on ne se pose plus l’habituelle question « Que raconte l’histoire' » on s’interroge au contraire sur sa propre expérience perceptive et ses modes de représentation en se demandant « Que voit-on' » et surtout « Comment voit-on' » ». En introduisant dans ses mises en scène de la peinture, de la musique ou de la danse, Bob Wilson trouble la définition rationnelle du théâtre, le spectateur est amené à se demander si il est en train de voir un opéra, une pièce de théâtre, une chorégraphie ou une performance ? Cette perte de repère constitue la force des spectacles de Bob Wilson qui sont tout à la fois, on peut tout y voir car ce sont des portes ouvertes sur l’imaginaire, il n’y a pas d’interprétation ou de sens pré établi, le spectateur reste complètement libre de comprendre ce qu’il veut.
La scénographie des spectacles de Bob Wilson est toujours très esthétique, tout est pensé jusqu’au moindre détail: le maquillage des « performers » vient compléter le costume, qui lui-même est pensé en fonction de la lumière, qui vient accompagner la musique… Tous ces éléments hétérogènes sont imbriqués les uns dans les autres de manière à créer tour à tour une ambiance onirique ou alors très épurée, voire glacée. Les images de Bob Wilson sont souvent très contrastées: une femme habillée en noir sur un fond blanc, une ombre se découpant sur un carré rouge, un costume blanc entouré de noir, du rouge et du bleu… La superposition d’images permet de varier les effets. Les couleurs comme les formes géométriques sont en opposition, se tranchent les unes les autres, l’équilibre naît de ces contrastes et donne à ces mises en scène une dimension presque abstraite.
Mise en scène et travail des formes et couleurs pour Quartett
Woyzeck est une série de fragments d’un rêve extralucide inspiré à Büchner par la véritable histoire d’un simple soldat qui assassina sa maîtresse à Leipzig en 1821. Woyzeck est de ces oeuvres que chaque metteur en scène doit reconstruire : à sa mort, Büchner laissait son texte à l’état d’esquisses réparties entre quatre groupes de manuscrits. Robert Wilson a commandé à deux de ses dramaturges de confiance un montage des matériaux qui intègre au mieux les songs de Tom Waits. Créé à Copenhague en novembre 2000, ce Woyzeck ainsi réinventé est considéré par Wilson lui-même comme l’un de ses meilleurs spectacles.
Si les mises en scène de Bob Wilson contiennent presque tous les médias (peinture, chant, danse, lumière…) il en est un que Bob Wilson n’utilise pas c’est la vidéo. A l’heure où les écrans sont omniprésents dans notre vie quotidienne et de plus en plus sur les scènes de théâtre, Bob Wilson délaisse cette technologie, contrairement à d’autres faiseurs d’images comme Robert Lepage par exemple, et reste dans une tradition qu’on pourrait dire corporelle, les seules projections présentes sont celles des corps sur les murs, et des ombres découpées par la lumière.
Bilan
Depuis les années 70, le travail de Bob Wilson a bien sûr évolué, il est notamment revenu vers le texte avec une structure parlée plus basique, mais le travail plastique, corporel et visuel est toujours resté prédominant. Ce qu’on nomme « théâtre de l’image » est aujourd’hui beaucoup plus répandu, des metteurs en scène comme Denis Marleau ou Robert Lepage travaillent également beaucoup la dimension visuelle dans leurs spectacles. Le théâtre de Robert Wilson ne peut cependant être réduit à la seule dimension visuelle, ce serait oublier tout le travail effectué sur la musique, qui comme le décor, est très très présente dans ses mises en scène, le nombre d’opéra qu’il a d’ailleurs mis en scène le montre bien.
La réflexion qu’a amorcé Robert Wilson sur le pouvoir de certaines images, sur leur charge poétique et l’universalité du message qu’elle transmettent apparaît comme précurseur de notre époque où l’image est de plus en plus présente intimement.
Si l’on devait résumer la manière de travailler de Robert Wilson on pourrait dire qu’elle est avant tout démocratique, tous les éléments qu’il emploie sont égaux, aucun n’est soumis à l’autre et c’est cette égalité qui est source de liberté.
The Life and Death of Marina Abramovic
The Life and Death of Marina Abramovic
(2011), une oeuvre de trois heures, met en scène la vie de Marina Abramovic, depuis son enfance en Serbie à son travail d’artiste performeuse.
Cet opéra est joué par Willem Dafoe, Antony Hegarty (d’Antony & The Johnsons) et l’artiste elle-même. Ce spectacle retrace la vie de Marina Abramovic, ses joies et ses peines, les épreuves de la vie, sa vision du monde et de l’évolution de sa propre existence. Cela parle aussi de la relation mère fille, parfois complexe et conflictuelle, mouvementée.Marina Abramovic joue son propre rôle et celui de sa mère, une femme qui dans la Yougoslavie communiste, était chargée de superviser les monuments historiques et achetait des œuvres d’art pour les institutions publiques. La mère de l’artiste était autoritaire et peu affective. Abramovic dit d’elle que « C’est ma mère qui m’a appris l’autodiscipline, et j’avais toujours peur d’elle »? Cela résume leur lien, surtout du sang, est apparemment pas tant de la tendresse.
C’est l’artiste elle même qui a travaillé la mise en scène au côté de Bob Wilson, elle a totalement pris part dans la mise en scène de sa vie, mais ce qui peut paraître plus étrange; de ses propres funérailles.
Mise en scène pour The Life and Death of Marina Abramovic
L’exposition au Louvre
Wilson a exposé au louvre en janvier/février 2014.
L’exposition intitulée Living Rooms met en scène les salles de vie de l’artiste, notamment sa chambre qu’il a fait ramener. Le but étant de montrer les pièces où naît l’inspiration et les créations de l’artiste: « Je voulais présenter quelque chose de personnel : j’ai montré ma chambre » dit-il. Nous pouvons aussi y découvrir sa collection de « high » et « low » art (pour reprendre la terminologie américaine) qu’il a développé au fil des ans.
Exposition de la chambre de Bob Wilson au Louvre pour
L’artiste, en complémentarité de Livings Rooms, à photographié l’artiste Lady Gaga (chanteuse) et l’a filmée durant les shootings. Ces photos/performances mettent en scène la jeune femme dans des tableaux célèbres tel que L’assassinat de Marat de Jacques Louis David,
L’assassinat de Marat revisité par Bob Wilson prenant pour modèle Lady Gaga
Ce n’est pas la première fois que Bob Wilson recompose ainsi des images célèbres avec l’aide de personnalités: Isabelle Huppert, Jeanne Moreau, Willem Dafoe se sont prêtés au jeu. « Bob Wilson, qui est surtout connu en France pour ses spectacles, est un des précurseurs de l’art vidéo », explique à l’AFP Stéphane Malfettes, qui coordonne les performances.
Plusieurs spectacles complètent l’exposition Living Rooms. Non content d’exposer sa chambre, Bob Wilson se met au lit (12, 13 et 14 novembre) à l’auditorium du Louvre, pour recréer la Lecture on nothing (1949) du compositeur John Cage. « Une oeuvre philosophique qui a changé ma vie. » a déclaré l’artiste.
Les spectacles
1969: The King of Spain, The Life and Times of Joseph Staline
1971: Deafman Glance (Le regard du Sourd)
1972: Ka Mountain Guardenia Terrace et Overture
1974 : A Letter for Queen Victoria
1976 : Einstein on the Beach
1977: I Was Sitting on my Patio…
1979: Edison
1982: Medea (opéra sur une musique de Gavin Bryars), The Golden Windows
1984: The CIVIL warS, A Tree is measured when it’s Down
1986: Alcestis (d’après Euripide)
1987: Hamlet Machine de Heiner Müller, Salomé de Richard Strauss
1988: Le Martyre de saint Sébastien (opéra sur une musique de Debussy)
1989: Doktor Faustus de Giacomo Manzoni
1991: Parsifal de Wagner, La Flûte enchantée de Mozart
1992: Alice de Paul Schmidt d’après Lewis Carroll
1993: Madame Butterfly de Giacomo Puccini, Perséphone (un ballet)
1994: Une Femme douce de Dostoïevski
1995: Hamlet, a monologue
1996: Time Rocker librement inspiré de La Machine à remonter le temps de H.G Wells et sur une musique de Lou Reed
1997: Pelléas et Mélisande opéra de Debussy, La Maladie de la Mort de Marguerite Duras avec Michel Piccoli,
I La Galigo d’après un poème épique indonésien
1999: Le Songe d’August Strinberg
2000: Woyzeck de Georg Büchner avec des musiques de Tom Waits
2002: Aïda de Verdi
2004: Les Fables de La Fontaine à la Comédie Française
2005: La Tentation de saint Antoine de Bernice Johnson Reagon
2006: Quartett de Heiner Müller d’après Les Liaisons dangereuses de Laclos
2007: La Passion selon saint Jean de Bach
2009: L’Opéra de Quat sous// de Bertolt Brecht
2010: Oh les beaux jours// de Samuel Beckett
Bibliographie
CORVIN Michel, »Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde », Éditions Bordas, 2008, 1580p.
HEBERT Chantal, PERELLI-CONTOS Irène, »La Face cachée du théâtre de l’image », L’Harmattan,2001, 202p.
MAURIN Frédéric, »Robert Wilson le temps pour voir, l’espace pour écouter », Acte Sud,2010, 200p.
Site Web de Robert Wilson: http://www.robertwilson.com/
http://www.theatre-odeon.fr/fr/documentation/archives_saisons_passees/dossiers_pedagogiques/accueil-p-573.htm Dossier pédagogique de »Quartett » en ligne sur le site du théâtre de l’Odéon]]
Liens vers sites web avec des images:
http://blog.lefigaro.fr/theatre/2009/09/lopera-de-quatsous-par-le-berl.html