«Dada resurgit, d’une manière ou d’une autre, chaque fois que s’accumule trop de bêtise».
Kurt Schwitters
La naissance
Dada est un mouvement artistique nait au sein de la première guerre mondiale dans la neutre Zurich dans un certain Cabaret Voltaire fondé par l’artiste Hugo Ball et sa compagne artiste et star Emmy Hennings en 1916.
Dada résulte d’une convergence historique de la modernité, révolution industrielle, guerre, capitalisme et impérialisme et la recherche d’une nouveauté dans l’expression et la transmission artistique.
L’intention du Cabaret était de créer un nouveau chemin indépendant de nature artistique et une voix libre loin de la boucherie de la guerre et des ses marchands. Ce chemin et cette voix se sont traduit avec une activité artistique complètement nouvelle créant une rupture au sein de l’histoire de l’art en introduisant l’anti-art ou bien l’activité de détruire, déconstruire l’art et son statu historiquement sacré.
Le petit groupe du Cabaret Voltaire s’élargit rapidement pour contenir des artistes et des poètes réfugiés en Suisse tels que Tristan Tzara, à Marcel Janco, Richard Hülsenbeck, Sophie Taüber, Hans Arp et Hans Richter créant éventuellement une formule artistique subversive et anarchiste.
Ensemble il vont créer ce «délicieux malaise» qui vont l’appeler Dada. «Dada ne signifie rien» dit Tzara: en effet, et selon la légende, Dada a été choisi par hasard dans un dictionnaire Larousse, il signifie «cheval de bois» en français, ou une double affirmation en russe ou en roumain ou encore «nourrice» en arabe. Mais aucuns de ces mots ne donne une définition ou une signification du mouvement Dada.
Art et anti-art
Lorsque l’Impressionnisme apparaît au siècle précédant il rompt avec l’académisme rigide en faveur d’un art moderne qui ne voulait pas s’en tenir à une stricte et fidèle représentation de la réalité mais aussi exprimer l’impression de l’artiste face à celle-ci, imprégnant la description du réel et l’œuvre d’une subjectivité nouvelle, faisant appel à la vie intérieure de l’artiste dans son rapport au réel.
Au XXe siècle l’Expressionnisme rompt une fois de plus avec son prédécesseur Impressionniste en s’écartant de la représentation de la réalité et s’attachant à l’expression et la symbolisation des états d’âme de l’artiste, expression sombre et émotionnelle de la vie de l’être humain moderne et de ses angoisses dans la société d’alors. Le Cubisme sera plus une théorie de l’esthétique et la conceptualisation de cette dernière. Le Futurisme intéressant pour les Dadaïstes d’un point de vue technique (poèmes bruitistes) prend un point de vue fasciste en glorifiant la guerre, le monde moderne, la civilisation urbaine, sacralisant le tank et les armes, dénonçant la position de la femme et le féminisme et exigeant une destruction, contrairement à Dada. Le Fauvisme s’appliquait à la recherche chromatique de la couleur pure et violente, à l’opposé de l’Impressionnisme, il voulait provoquer de fortes réactions et revendiquait l’instinct comme fondement de l’art. Les mouvements de la fin du XIXe et du début du XXe siècle ont en commun ce besoin de rupture avec l’académisme et la nécessité d’exprimer les problèmes de leur société sous un nouveau jour par le biais d’une subjectivité jusque là tout-à-fait inexprimée.
Pourtant anti-art, les Dadaïstes à Zurich ne se contentent pas uniquement de critiquer et de détruire; avec la destruction et le nihilisme naissent de nouvelles formes et contenus artistiques, du poèmes phonétique de Hugo Ball qui détruit les mots, aux soirées théâtrales et de récitations de poèmes au Cabaret Voltiare, aux marionnettes de Sophie Tauber et Hannah Höch considérées comme un nouveau langage.
Suivant la tradition avant-gardiste, les Dadaïstes produisent ainsi des manifestes pour exprimer leur point de vue sur l’art et la poésie, la pensée, la politique, la philosophie etc. Tel que le manifeste DADA de Tzara de 1918: « DADA : abolition de la logique, danse des impuissances de la création : DADA ; abolition de toute hiérarchie et équation sociale installée pour les valeurs par nos valets […] DADA ; abolition de la mémoire : DADA ; abolition de l’archéologie : DADA : saut élégant et sans préjudice, d’une harmonie à l’autre sphère. »
Pendant la même période et de l’autre coté de l’océan à New York, un autre groupe d’artiste se réunit pour s’engager dans une activité artistique moderne subversive et même scandaleuse avec Man Ray, Marcel Duchamp et Francis Picabia avec le magazine 291 et les ready-mades de Duchamp.
Très rapidement Dada devient, au delà d’un mouvement ou un groupe, une idée virale, un phénomène universel dépassant toute barrière linguistique et géographique qui apparaît un peu partout en Europe, aux USA, en Russie et même au Japon.
A Berlin
L’allemand Richard Hülsenbeck retourne à Berlin en 1918, et avec un groupe d’artistes anti-guerre il crée une antenne Berlinoise de Dada, ou le Club Dada à Berlin. Conditionné par la situation violente de l’Allemagne de l’après-guerre, ce groupe élabore vers une richesse de l’œuvre et du discours dadaïste. Le club rejoint des artistes tels que Raoul Hausmann, Johannes Baader, Hannah Höch, Walter Mehring, Hans Richter (de retour de Zurich), Jefim Golyscheff, George Grosz et les frères Herzfelde, John et Wieland.
Sous la bannière de Dada, les individus du groupe et chacun à sa façon essaient tout: des œuvres artistiques, des pamphlets, des quotidiens, des soirées, de la littérature, des manifestations. Se mélange conduira ainsi à l’exploration de la signification de l’art, son usage, son esthétique, son rôle et son rapport à l’homme et au monde et vice versa. De ça sont nait de nouvelles pratiques et inventions artistiques : les photomontages, le poème optophonétique, la peinture, l’anti-symphonie de Golyscheff, les évènements publics et les scandales, les manifestes, les assemblages ainsi que la théorisation de l’art et ses usages.
Photomontages
Dans son livre de 1957 Courrier Dada, Raoul Hausmann raconte la pseudo-miraculeuse découverte du photomontage pendant un été avec Hannah Höch après la guerre lorsqu’ils ont coupé des monographies et des journaux, ensuite ils les ont arrangé et collé sur du papier et ont trouvé qu’ils pouvaient faire «des oeuvres en entier» comme ça, tel que le décrit Hausmann.
HANNAH HÖCH
Les photomontages de Höch tournent beaucoup autour de la féminité. Une analyse profonde de ses travaux montre un discours féministe très radicale par rapport à son époque, par example dans son Porträt Gerhart Hauptmann. du dramaturge allemand, elle montre sa tête divisée en deux parties entre lesquelles un visage d’une femme qui sourit, montrant la conscience de la femme de son état dans un monde dominé par les hommes.
Ses photomontages mettent la photographie pour la première fois dans un contexte subversif.
Outre les questions du genre et du féminisme, elle s’oriente sur des terrains sociaux, culturels et politiques. Dans son gigantesque Coupe au couteau de cuisine dans la dernière époque culturelle de l’Allemagne, celle de la grosse bedaine weimarienne (1919-1920) elle situe ses collègues Dadaïstes du côté révolutionnaire, opposés aux chefs militaires et politiques allemands et aux milieux des portraits des femmes intellectuelles et artistes de son époque comme organisatrices de ce débat. Dans cette oeuvre de Höch « la puissance de Dada est signifiée, sur plusieurs niveaux, par le mouvement; dada est une force déstabilisante» (Lavin Maud), c’est un « travail élégant et remarquablement concis qui fonctionne comme un manifeste dadaïste sur la politique de la société de Weimar » (Ibid)
RAOUL HAUSMANN
Dans ses photomontages, Hausmann exprime des questionnements philosophiques sur le rapport de l’homme au monde, sur la place de la technique et la technologie dans la vie moderne.
Dans Autoportrait du Dadasoph de 1920 Hausmann il n’a pas de tête, cette dernière est remplacée par une machine (des jauges de mesure de pression) se questionnant ainsi sur le devenir de l’homme dans la société industrielle moderne. Cette oeuvre de Hausmann interpelle le spectateur à se poser des questions et à regarder de près, elle est un «objet-leçon» comme le dit N. Lambrianou qui est un objet, une œuvre d’art qui a sa signification dans le champ de la philosophie et qui incite à la perception et à la pensée.
Le philosophe Walter Benjamin élaborera ces questions quelques années plus tard notamment sur le manque d’expérience venant de l’arrivée de l’information comme «un nouveau genre de communication» et du traumatisme de la génération de la guerre, n’étant plus capable de transmettre, de communiquer.
GEORGE GROSZ et OTTO DIX
Le travail de Grosz se concentre surtout sur la peinture avec un aspect satirique politique. Dans Automates Républicains de 1919 il critique l’esprit mécanisé parvenu avec les bouleversements techniques liés à la modernité, surtout à la prothèse. Il montre des automates placés dans une ambiance froide presque dystopique. Ces automates sont menés de prothèse qui secoue un drapeau sans réfléchir. Grosz se questionne ainsi sur la source qui les anime en montrant qu’une partie de la machine source de leur animation, leur être.
Dans un autre registre, Otto Dix dans son Mutilés de guerre (Kriegskrüppel) de la même année présente une critique virulente de la prothèse et des vétérans de la guerre ; ils sont grotesques, déformés, tous menés d’au moins une prothèse, mais ils les montrent fiers avec leur médaillons de guerre sur leurs épaules.
Poèmes phonétiques, poésie sonore
Après Hugo Ball qui détruit le sens des mots dans ses poèmes, Hausmann, le Dadasophe s’attaque aux mots; ses poèmes sont alors composés uniquement de lettres et de ponctuation, avec des jeux sur la typographie et les majuscules donnant différentes intonations et rythmes. En utilisant que des lettres il détruit toute sémantique, les lettres ne se réfèrent plus à une réalité externe, à un signifiant, elle représente qu’elle même. Ici le signifiant est lui même le signifié.
Tzara crée des poèmes nègres, transposition de chants transcris par des missionnaires et anthropologues en Afrique noire.
Les dadaïstes se montrent précurseurs sur les domaines du langage et la sémiologie développé plus tard notamment chez Jacques Lacan et Louis Althusser dans les années 50 et 60, ensuite par Julia Kristeva dans Le langage poétique et la révolution dans les années 70.
Anti-art du Club Dada
Alors que (presque) tous les membres du Club Dada étaient des artistes qui produisaient des œuvres avec des nouvelles formes et des nouvelles valeurs esthétiques, en détruisant les anciens, certains entre eux avaient des revendications parallèles sur la notion d’anti-art, anti dans le sens de changer complètement l’art dans pratique et son territoire, ou pratiquer l’art directement dans la vie dans le but d’une lutte sociale et culturelle et « dire des vérités » comme le dit Hans Richter.
En février 1919 les frères Herzfelde avec la participation de Walter Mehring organisent la publication d’un pamphlet et chanson subversive antimilitaire, antiautoritaire et l’ont distribué dans les quartier ouvrier de Berlin, dans la même nuit il ont écrit « Hourrah Dada » sur les commissariats de police de Berlin. Cet acte de propagande fut sanctionné par l’état et les trois dadaïstes feront face à un procès.
Dans la même année, le trio Hülsenbeck, Haussmann et Johannes Baader font une tournée Dada à Dresde, Hambourg, Leipzig et à Prague dans lesquels il font des soirées Dada, récitant des poèmes phonétiques, choquant le public et disant la vérité. A Prague le scandal fut énorme quand les trois Dadaïstes se trouvent face à presque 3000 personnes qui avaient payé leur place pour voir quelque chose de spectaculaire, alors que « Dada n’avait pas de programme » comme le dit Hülsenbeck. Avant que la soirée commence, Baader avait disparu avec les manuscrit laissant Hülsenbeck et Hausmann face à 3000 spectateurs en colère.
JOHANNES BAADER
C’est grâce à Baader, ou le « sac de dynamite » tel que Richter le décrit, que Dada à Berlin entre dans le domaine du subversif et du scandaleux radical, Hülsenbeck le traitait de fou alors que Hausmann voyait en lui l’ultime et le vrai Dadaïste.
Baader aussi surnommé Ober-Dada (super-Dada) ou président de l’univers, lauréat pour le prix de Nobel, nominé pour les élections de la municipalité de Berlin, ou encore Jean Baptiste, Jésus ou Dieu lui-même.
MERZBAU – Kurt Schwitters
Outres ses gigantesques photomontages précurseurs à ceux de Kurt Schwitters (dissident du Club Dada qui créa Merz et ses énormes assemblages Merzbau. Le grand Plasto-Dio-Dada-Drama Des tentatives pour initier une architecture dada ont abouti à son Das Grosse Plasto-Dio-Dada-Drama : Deutschlands Grösse und Untergang oder Die phantastische Lebensgeschichte des Oberdada (The Great Plasto-Dio-Dada-Drama : Grandeur et décadence de l’Allemagne ou la vie fantastique de Superdada), présenté à l’origine en 1920 à l’ Erste internationale Dada-Messe de Berlin (première foire internationale de Dada). Cette œuvre d’art unique, mi-histoire nationale, mi-biographie personnelle, ne survit plus qu’à travers des photographies. Elle est considérée, selon Helen Adkins, comme « sans aucun doute le premier environnement-assemblage de l’histoire de l’art ».
Grandeur et déchéance de l’Allemagne de 1920, l’activité principale de Baader était dans ses scandales et ses événements publics. Ses scandales atteignent les plus hauts niveaux gouvernementaux de l’état Allemand : un jour il interrompe une messe par annoncer la mort de dieu ; un autre il annonce que le chef militaire de l’Allemagne est membre du club Dada.
C’est ici que Baader crée de la confusion à la notion de «rôles» (artiste, pacifiste, prophète, président etc.) qui a été introduite avec la modernité. Ce que Baader fait, selon Stephen Foster, est une démonstration de la fragilité de l’ordre et des croyances, participant ainsi à une activité anti-culturelle dont le but est de soulever les questions les plus fondamentales qui construisent la culture et la société.
La Dada-Messe
DADA MESSE
La première foire internationale Dada de 1920 représente le sommet de la carrière du Club Dada à Berlin. Dans la galerie de Otto Bruchard à Berlin les Dadaïstes (à l’exception de Hülsenbeck) exposent leurs oeuvres notamment les photomontages de Höch et Hausmann, le monument de Baader, et Hausmann récite ses poèmes phonétiques. L’aspect scandaleux de l’exposition était le cochon-officier, une oeuvre conçu par les dadaïstes pour attaquer l’autorité militaire allemande et qui causera un procès de calomnie contre les artistes.
Sources
BALL, Hugo. La fuite hors du temps. Journal 1913-1921 (Préface de Herman Hesse). Monaco : Éditions du Rocher, 1993. — 385 p.
BÉHAR, Henri et CARASSOU, Michel. Dada histoire d’une subversion. Paris : Fayard, 2005. ? 263 p.
DACHY, Marc. Dada: La révolte de l’art. Paris : Découvertes Gallimard, 2005. ? 128 p.
HAUSMANN, Raoul. Courrier Dada. Nouvelle édition augmentée, établie et annotée par Marc Dachy. Paris : Allia, 2004. ? 190 p.
LAVIN, Maud. « Cut with the Kitchen Knife : The Weimar Photomontages of Hannah Höch ». New Haven : Yale University Press, 1993.
PIERRE, José. Le Futurisme et le dadaïsme. Lausanne : Éditions Rencontre, 1966. ? 207 p. ? (Histoire générale de la peinture, 20).
RICHTER, Hans. Dada Art and Anti-Art. Londres : éd. Thames & Hudson, 2007. ? 246 p.
TZARA, Tristan. Sept manifestes dada ; quelques dessins de Francis Picabia. Paris : Éditions du diorama, 2013. ? 97 p.