Texte de Stéphan Barron dans Technoromantisme
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James Turrell est un fils de Quakers immigrés en Amérique au début du siècle. Son père était Normand et sa mère Irlandaise. D’eux vient-elle sa fascination pour les mouvements du ciel ? Pour ce ciel passant de l’infiniment bleu à l’infiniment gris? De cette invitation des nuages à la recherche du bleu infini ?
En 1965, il obtient ses premiers diplômes en psychologie et mathématiques, puis il complète cette formation par des diplômes en Art. Il participe en 1968 au programme « Art and Technology », mis en place par le « Los Angeles County Museum of Art » et collabore à des recherches avec un scientifique de la NASA,
Edward Wortz.
Turrell revendique pour sa démarche la double appartenance à la culture scientifique et technique, et à la culture atlantique et pacifique.
De la tradition quaker, secte protestante qui rejète toute idée de représentation, Turrell a gardé cette quête de la « lumière intérieure ». » L’esprit quaker est un protestantisme strict excluant l’engagement séculier, l’usage de la force ; il se définit par un idéal de tolérance très fort.
Les Quakers pratiquent aussi une méditation de groupe qu’ils définissent comme » entrer en soi pour saluer la lumière« . Cette tradition se base sur une spiritualité tangible et expérimentée corporellement par chacun. » L’expérience mystique est une réalité physique pour chacun d’entre nous « .
Ses monochromes lumineux ne sont pas des tableaux de l’ère technologique. Pour Turrell ce ne sont ni des images, ni des objets. L‘art de Turrell nous met en présence de la lumière, il s’agit d’une démarche initiatique et non pas un art de la représentation ou du discours.
« La lumière m’intéresse en fait comme la révélation même » . « Je ne suis pas un artiste de la lumière. Je suis plutôt quelqu’un qui utilise la lumière comme matériau afin de travailler le médium de la perception ». Guy Tortosa propose le terme d’architecture pour la perception.
Cette nouvelle perception de la lumière, s’inscrit dans la continuité d’Yves Klein, de ses monochromes qui ne sont pas des peintures, mais des surfaces de pure sensibilité. Yves Klein ne parle-t-il pas d’architecture de l’air?
Pierre Restany et les Nouveaux Réalistes ont défini leur démarche par » une nouvelle approche perceptive du réel « . Yves Klein a donné à cette nouvelle approche une dimension spirituelle.
Les recherches de Turrell sur la lumière pure et sur la perception continuent ce rêve de l’art à la pointe des recherches scientifiques d’une époque, tel que Seurat ou de Vinci le concevaient.
» Mes oeuvres n’illustrent pas des principes scientifiques, mais je veux qu’elles expriment une certaine conscience, une certaine connaissance » dit Turrell. Un
art-sience ou art technologique est réduit, de façon caricaturale par les critiques contemporains de ces artistes à un art inspiré par des découvertes scientifiques. Un art qui serait purement intellectuel ou formel. Cette attitude est une autre façon de refuser les dimensions spirituelles de l’art pour n’en garder que la part anecdotique ou formelle.
La démarche de Turrell, basée sur d’autres sensorialités n’est pas analysable en termes de représentation, d’où les difficultés de cet artiste, et des autres artistes explorant de nouvelles formes d’art.
« Si votre travail n’est pas facilement perceptible sur une diapositive, il est difficile d’en faire percevoir le sens ». En fait ce sont les données, les avancées scientifiques et techniques de la science qui permettent d’aller plus loin dans la sensibilité et l’exploration de nos perceptions.
Turrell ne se situe pas dans l’espace matérialiste d’un art de l’objet. Il est aussi à l’opposé des formes d’art marxisantes d’un art soi-disant social, communes dans l’art contemporain.
L’art de Turrell est une quête artistique visant un dépassement de nos limitations sociales et affectives. L’oeuvre de Turrell rend obsolète et dérisoire une masse considérable de l’art contemporain et des arts technologiques qui n’apparaissent en comparaison qu’anecdotiques, un vain bavardage sur la surface des choses de notre époque.
Turrell met en doute avec raison l’interprétation formelle et historique de la peinture occidentale pour en faire une lecture plus « lumineuse ». « Quand Monet peint une botte de foin, l’objet en soi n’est pas très intéressant mais la lumière qui se pose sur lui est incroyable, et nous contemplons cette matérialité de la lumière.
De même chez Caspar David Friedrich, il y a cette figure dans la lumière et nous nous projetons dans cette figure » . Chez ces grands artistes, ainsi que chez Rembrandt, Seurat, Turner, ce ne sont pas les aspects anecdotiques, temporels qui comptent, mais leur relation spirituelle à la lumière, à l’espace et au temps, qu’ils nous transmettent et nous rendent perceptible.
» Beaucoup de gens pensent que l’art doit proposer des contenus narratifs; je trouve que c’est un raisonnement de bas niveau » . L’interprétation de l’art vidéo par Turrell est à ce titre édifiante et pleine d’ironie.
Pour la série Magnetron qu’il a réalisée pour le » Motel Art » de Starck, les télévisions sont utilisées comme source de lumière monochrome.
« La chaîne sportive a des couleurs très vives, la chaîne météo a une dominante bleue. Les chaînes pornos sont très intéressantes parce qu’elles ont des tonalités très douces qui peuvent rester pratiquement vingt minutes sans changer… » . C’est probablement l’une des rares utilisations intéressantes de la télévision.
Pour Turrell « le médium c’est la perception ». Ce que donne à percevoir les oeuvres de Turrell, c’est le phénomène de notre propre perception. Le sujet est la perception elle-même.
Rejoignant la démarche du zen et probablement des traditions amérindiennes, il invite à un matérialisme spirituel. En donnant au corps la possibilité d’expérimenter sensuellement la dimension immatérielle de la lumière et de l’espace, il donne à vivre la perception de la non-séparation du corps (donc de l’être) et de l’espace. » Je souhaite produire la rencontre entre la vision intérieure et la vision extérieure. Les yeux fermés, nous possédons une vision complètement formée, comme dans un rêve ou dans une rêverie ».
Les œuvres de Turrell matérialisent, rendent perceptibles la lumière et l’espace pour construire une rencontre entre le corps et l’esprit. » Je m’intéresse beaucoup à l’impression de sentir ce que nous sentons. Voir comment on voit. Et nous découvrons comment le corps, dans sa totalité, sent et ressent intensément. Si nous n’avons pas donné de nom à un sens, cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas.
La lumière affecte le corps mais aussi le cerveau et l’âme. J’utilise cette lumière
afin de créer une stimulation de la vision. Je m’intéresse à la sublime existence de la lumière » .
Ce sont les techniques les plus récentes, mais aussi une relation aux oeuvres qui conduisent Turrell à cette approche holistique de la lumière. Ce n’est pas la rétine qui est concernée par ces oeuvres, mais le corps tout entier qui est porté, absorbé par la lumière. La présence à, ou plutôt dans une oeuvre de Turrell, nous met véritablement en état d’apesanteur. Nous flottons dans la lumière. Notre esprit se met à vibrer à la fréquence de la lumière. Nous sommes absorbés et nous absorbons la lumière. Nous expérimentons un état fusionnel où nous vivons cette
non-séparation du sujet et de l’objet.
Cette expérience est celle de la méditation. Les oeuvres de Turrell nous mettent dans un état de méditation lumineuse. « Nous employons le terme » illuminé » pour désigner celui qui a atteint le « satori », ou cette bénédiction qu’on décrit en terme de lumière. On peut atteindre cet état mental en se débarrassant de la pensée temporelle » . Cet état méditatif, est le point de rencontre entre la conscience éveillée et le rêve. Le point de rencontre entre le corps et l’esprit.
« J’aime créer des espaces qui se rapportent à ce qu’ils sont réellement, c’est-à-dire une lumière habitant un espace susceptible d’être sondé par la conscience. Cette connaissance, cet état ne diffère pas de celui de regarder le feu. Ces espaces que l’on pénètre, même si c’est comme un rêve, ne sont pas inconnus de notre conscience éveillée » .
» Ce qui m’intéresse dans la lumière, c’est la qualité de pensée qui s’en dégage … Il s’agit d’une pensée sans mots, d’une pensée différente de nos modes de pensée habituels » .
Cette rencontre construite peut être conçue comme interactive, non une interactivité limitée à la soumission de l’homme à des machines réduisant les perceptions et la pensée, mais une interactivité de la libération, de l’expansion même de nos propres limites. » La perception n’est informée que par un événement qui est en train de se produire ; c’est le jeu de cette interaction que j’explore » .
Les oeuvres de Turrell sont des invitations à une redéfinition de nos perceptions vers plus de tactilité. L’objectif de Turrell n’est pas purement visuel, il est surtout mental et tactile. Le corps et l’esprit sont immergés, imprégnés (Yves Klein parlait d’imprégnation dans la couleur) dans la lumière même.
La démarche de Turrell est une invitation à une spiritualité tangible, que chacun peut vivre, expérimenter. Ses oeuvres sont aussi, particulièrement les Wedgeworks, jeux de lumière et de perturbation optique de la perspective, des mises en questions de nos conditionnements culturels. Nos notions, nos repères de l’espace sont appris.
« La couleur et la forme sont des choses que nous donnons aux choses… Nous devons nous débarrasser d’idées préconçues comme la » théorie du cercle chromatique « . Nous ne pouvons entrer dans le XXIe siècle en réfléchissant à partir de la théorie chromatique. Nous devons penser à une lumière additive, avec un spectre comparable à celui du son ».
Dans la série des Space Divisions, l’espace est en quelque sorte divisé entre l’espace de lumière monochrome et l’espace de vision où se trouve le spectateur. Dans les Perceptual Cells, le spectateur entre dans une cabine ressemblant à une cabine de téléphone. Il immerge sa tête dans une sphère baignée de lumière
monochrome, dont il peut faire varier la teinte à l’aide d’une manette.
Dans l’opéra To be Sung, de Dusapin, Turrell a transformé la scène en un gigantesque Space Division, où les chanteurs se trouvent immergés dans la lumière monochrome. La teinte varie insensiblement tout au long de l’opéra.
Roden Crater – Initial Site plan – Emulsion photographique Crayon Conté
sur Mylar – Col. Musée d’art Contemporain – Avignon -1986
Turrell a acheté en 1979 le Roden Crater, un cratère de volcan dans le désert peint en Arizona, à cent kilomètres de Flagstaff où il habite.
Il a découvert ce lieu pendant un de ses vols à bord de son petit avion. Il survole le désert, comme le faisait Robert Smithson. Les Sky Spaces de Turrell, installations à ciel ouvert, sont inspirées par cette rencontre entre le ciel et la terre, par cette navigation dans l’espace.
Turrell réalise sous le Roden Crater un réseau de galeries souterraines permettant d’accéder à des chambres creusées en des points déterminés du cratère. Ces chambres qui sont des Sky Spaces, donnent à voir certains fragments du ciel, le jour et la nuit. Cette démarche s’inscrit dans la continuité des » Kiva Hopi « , cavités destinées aux connexions cosmiques. Ce projet s’est construit en collaboration avec le chef d’une tribu Hopi voisine, Gene Sequakaptawa.
Les Celtes ont de même construit ce type de cavités dans leurs tumuli. Stonehenge, est aussi une construction mettant en scène le soleil aux solstices.
Roden Crater pourrait avoir des parentés avec le » Land Art « , si on considère le soleil, le ciel et les étoiles en interaction avec le site, comme éléments plastiques. Mais cette oeuvre de Turrell n’est pas une sculpture qui modifie le site dans sa structure, mais organise notre vision dans le site pratiquement intact. Le Roden Crater, comme les autres oeuvres de Turrell, sont des machines de vision, des caméras intemporelles.
Irish Sky Garden, est une oeuvre aménagée par Turrell sur le colline de Liss Ard en Irlande. Quatre sites dans cet espace naturel sont aménagés en forme respectivement de cratère, de tumulus, de pyramide et de » Mur Céleste » (Sky Wall). Roden Crater, et Irish Sky Garden sont des parcours initiatiques, des points de rencontre construits entre l’esprit de chacun et le ciel.
Ecliptic est une architecture découpant une forme elliptique dans le ciel de Cornouailles, elle s’inscrit dans la série des Sky Spaces. Cette installation est implantée dans le jardin de sculptures de Tremenheere, à l’occasion de l’éclipse de 1999. La découpe elliptique dans le toit fut occultée pour le passage de l’éclipse, et remplacée par une lentille transformant l’installation Elliptic Ecliptic en camera obscura. Le passage du soleil voilé se reflétait sur une surface posée dans la chambre. La forme elliptique renvoie aux trajectoires orbitales des corps célestes.
L’oeuvre de Turrell est essentielle à l’heure où nous devons nous poser la question : que faire de nos perceptions, de notre corps, de notre esprit, quand les nouvelles technologies nous débarrassent de certaines contingences mais créent de nouveaux conditionnements ? «
Nous perdons des savoirs lorsque nous en apprenons d’autres « .
L’oeuvre de Turrell nous invite à une simplification de nos perceptions et nous conduit à l’essentiel. Les oeuvres de Turrell ont une dimension spirituelle et portent en elles une vision utopique et philosophique très profonde. Elles nous invitent à voir plus loin que la surface des choses, ce qui dans une société de l’image poussée à son comble est un retournement de situation.
» J’ai le sentiment que nous commençons tous peu à peu, culturellement et même probablement politiquement, à voir à travers les choses et non plus à percevoir exclusivement leur surface. Les rayons X pourraient jouer ici la fonction d’une sorte d’allégorie. Nous éprouvons en effet de plus en plus le besoin de savoir ce qu’est ce à travers quoi nous voyons, et nous commençons pour cela à voir à travers notre propre vision, nos propres yeux, car nous sentons aussi de plus en plus que nous participons intimement de ce qui est vu.
Lorsque nous prenons conscience que nous ne voyons qu’une petite partie du spectre lumineux, il ne fait plus de doute pour nous que nous devons dépasser la perception présupposée » .
Les oeuvres de Turrell ne sont pas d’accès facile, elles nécessitent d’accéder à cet état méditatif, loin du brouhaha et de l’agitation des images. Elles nécessitent une attention de l’être et s’expriment sans doute idéalement dans un site particulier.
Turrell utilise les techniques et le savoir scientifiques, comme des instruments donnant à chacun l’accès à une dimension spirituelle intemporelle, commune à tous. En cela l’oeuvre de Turrell est une réponse précise à l’idée d’un « art pour tous », d’un « art participatif » et aux illusions de la disparition de l’artiste ou de la spiritualité dans les arts technologiques. Turrell nous invite à devenir responsables de nos perceptions, et en quelque sorte co-auteur de l’œuvre.
« Chaque individu a une manière de voir qui lui appartient en propre, et une œuvre, n’importe laquelle, sert de déclencheur à l’art de voir de chacun » . Mais c’est bien l’artiste qui met en place l’œuvre que chacun peut vivre, et qui n’existe que dans l’interaction avec l’esprit de chacun.
Les œuvres de Turrell redimensionnent notre conscience. Il n’y a, en cela et en beaucoup d’autres points, aucune différence entre l’art romantique d’un Caspar David Friedrich et les œuvres d’art technoromantiques comme les installations de James Turrell.
Vidéos
Liens
http://fr.wikipedia.org/wiki/James_Turrell
Ouvrages
BARRON Stéphan, Technoromantisme, Ed. L’Harmattan, 2003