Orféo

Antonio Sartorio (1630–1680)

Opéra en trois actes, sur un livret d’Aurelio Aureli basé sur le mythe d’Orphée et Eurydice. Créé au Teatro San Salvatore de Venise en 1672.

Opéra de Montpelier – 7, 9 10 Juin 2023

Philippe Jaroussky | direction musicale
Benjamin Lazar | mise en scène
Arianna Vendittelli | Orfeo
Alicia Amo | Eurydice
Kangmin Justin Kim | Aristée
Zachary Wilder | Erinda
Maya Kherani | Autonoe
David Webb | Hercule
Yannis François | Chiron
Paul Figuier | Achille
Renato Dolcini | Esculape
Gaia Petrone | Orillo
Adeline Caron | décors
Alain Blanchot | costumes
Philippe Gladieux | lumières
Elizabeth Calleo | collaboratrice artistique
Ensemble Artaserse

Philippe Jarroussky nous fait redécouvrir cet opéra annonciateur de l’opera-Seria.

Le ballet de corps et de cœurs amoureux s’épanouit sous l’envoûtement de la musique dans l’Orfeo d’Antonio Sartorio. Cette œuvre transporte le spectateur à travers des atmosphères sensuelles, pathétiques, comiques et tragiques.

Cette nouvelle production est un régal pour les oreilles, un festival d’arias qui marque également la réunion du metteur en scène Benjamin Lazar et de Philippe Jaroussky, célèbre la création française de l’œuvre. Ensemble, ils emmènent le public dans le jardin de la folie d’Orphée, explorant ces espaces ambigus entre vie et mort, passé et présent, où Orphée et Eurydice se cherchent et se perdent éternellement.

Le mythe est ici réécrit avec une acuité clinique propre à l’époque moderne, se déployant dans une farandole de costumes hauts en couleurs mêlant folklore, faste baroque et punk.

L’histoire

Aristée est le frère d’Orphée et éprouve lui aussi des sentiments amoureux envers Eurydice, ce qui engendre une jalousie chez Orphée. Aristée repousse les avances d’Autonoe, qui se déguise en gitane afin de se rapprocher de lui, et sollicite l’aide d’Achille et d’Hercule. De son côté, Orphée, rongé par la jalousie, prévoit d’assassiner Eurydice dans une forêt, mais tragiquement, celle-ci trouve la mort en marchant sur un serpent alors qu’elle tente de fuir Aristée.

Profondément affligé, Orphée entreprend un voyage vers les Enfers afin de ramener Eurydice à la vie. Là-bas, il captive Pluton, le maître des Enfers, par la puissance enchanteresse de sa voix. Ému par cette mélodie envoûtante, Pluton consent à libérer Eurydice à la condition qu’Orphée ne la regarde pas avant qu’ils ne soient de retour sur la terre des vivants. Malheureusement, Orphée succombe à la tentation et se retourne, ce qui entraîne la perte définitive d’Eurydice.

Finalement, Aristée accepte l’amour d’Autonoe et les deux se marient, mettant ainsi un point final à cette tumultueuse histoire d’amour.

Contrairement à l’Orfeo de Monteverdi, créé en 1607, Sartorio présente un Orphée jaloux et méfiant, doutant de l’amour d’une Eurydice qui lutte pour préserver sa vie et son amour. C’est Eurydice elle-même qui revient en fantôme des Enfers, implorant Orphée de la délivrer.

Une oeuvre d’une grande inventivité mélodique
Philippe Jaroussky, direction musicale

« L’Orfeo de Sartorio, créé en 1672 à Venise, est l’une des oeuvres que je rêvais de diriger depuis longtemps. J’ai enregistré d’ailleurs il y a quelques années des extraits en compagnie d’Emőke Baráth et Diego Fasolis dans l’album La storia di Orfeo. Il fait partie de cette époque si intéressante et inventive, encore peu jouée, à cheval sur le « recitar cantando » du premier baroque de Monteverdi et Cavalli et le début de l’opéra qu’on qualifiera plus tard de « seria » avec son alternance d’airs et de récitatifs. L’œuvre connut un immense succès à sa création à en juger par le nombre de reprises jusqu’au début du 18ème siècle. Sartorio y développe en effet une très grande inventivité mélodique, alternant entre des passages très rythmiques et d’autres extrêmement poignants ou magiques, comme la mort d’Euridice où la scène de son ombre s’adressant à Orfeo endormi. Les caractères des personnages et leurs interactions sont d’une très grande richesse, et il faut absolument créer une vraie troupe de chanteurs-acteurs pour pouvoir rendre pleinement justice à cette oeuvre si riche ! Les artistes réunis pour cette résurrection à l’Opéra de Montpellier, tous interprètes remarquables rompus à ce répertoire, porteront certainement cette partition magnifique et seront accompagnés de mes fidèles musiciens de l’ensemble Artaserse. Pour la mettre en scène, j’ai tout de suite pensé à Benjamin Lazar, qui m’a dirigé dans le Sant Alessio de Stefano Landi. Benjamin connait si bien l’esthétique et l’esprit de cette époque, et je suis très heureux de partager avec lui le plaisir immense que l’on retire d’une telle résurrection, la première en France. Et, bien sûr, ce projet me comble d’autant plus que je retrouve l’Opéra National de Montpellier-Occitanie pour clôturer cette deuxième année de résidence et son public si chaleureux qui j’espère partagera mon coup de coeur pour cette magnifique œuvre. »

Un troublant mélange des genres, à l’image de notre société (ou anticipant la société à venir?). On a bien du mal à identifier les genres ou associer un genre à un personnage. L’opéra a de tout temps troublé le genre.

La Mise en scène

L’amour comme sombre passion

L’Orfeo d’Antonio Sartorio dépeint une image bien distincte de la légende d’Orphée par rapport à celle de Claudio Monteverdi. Les scènes se succèdent à un rythme effréné, les personnages nombreux se croisent rapidement, offrant une alternance d’atmosphères sensuelles, pathétiques, comiques et tragiques. Au sein de ce ballet chatoyant des corps et des cœurs, porté par la beauté de la musique, l’amour se propage tel une énergie sombre.

En effet, le mythe est réécrit avec la perspicacité clinique propre à l’époque moderne, à l’instar du regard sévère d’Esculape, l’un des frères d’Orphée, dont le nom évoque le médecin de l’Antiquité. La passion amoureuse y engendre plus de douleur que de joie : la jalousie et la frustration font naître l’Enfer avant même la mort. À rebours de son image habituelle, Orphée se révèle être un être possessif et méfiant, doutant de l’amour de son épouse. Aristeo, le troisième frère d’Orphée, personnage emprunté à la version du mythe telle que racontée par Virgile, éprouve également un amour pour Eurydice, et la violence de sa passion va engendrer le drame : poursuivie, Eurydice est mordue par le serpent fatal.

Des décors sur un concept étrange de salle d’anatomie (comme une dissection des sentiments?) qui veulent imiter les installations d’art contemporain et ne sont pas opérationnels dans la mise en scène. Ils semblent embarrasser le plateau et les chanteurs. Un système tournant de miroir et d’image qui ne produit ni du sens, ni de la beauté.
La force d’Eurydice

Eurydice se distingue de l’image traditionnelle d’une nymphe fragile destinée à mourir et à être pleurée. Dans le livret d’Aurelio Aureli, elle se révèle être l’une des grandes réussites, déployant une puissance de caractère émouvante, luttant pour préserver son amour et sa vie. Dans une scène clé extraordinaire, c’est elle-même qui revient en tant que fantôme pour demander à Orphée de la retrouver aux Enfers. De plus, c’est elle qui lui demande de ne pas se retourner.

Autour de ce trio amoureux, la princesse Autonoe, promise à Aristeo, joue le rôle de la femme trahie qui cherche à reconquérir son amour en se faisant passer pour une autre. Leur alliance, plutôt que d’être rivale, les rend solidaires face à l’adversité, ce qui constitue un autre aspect moderne dans le traitement de cette histoire.

Quant aux parties comiques, les jeunes héros Hercule et Achille sont pris de sentiments d’attendrissement et de fureur typiquement adolescents face à l’amour. Orillo, un jeune berger voyou, peut sembler doux en apparence, mais il n’hésite pas à vendre ses charmes à la vieille et riche entremetteuse Erinda, ni à accepter la mission de tuer Eurydice commanditée par Orphée lui-même, rendu fou par une jalousie qui n’est autre que le reflet déformant de son narcissisme.

Au mélange cru des passions amoureuses, révélant tour à tour le côté comique, héroïque ou sombre des personnages, s’ajoute un onirisme mythologique où Pluton, Bacchus et le centaure Chiron trouvent leur place parmi les mortels. Ils incarnent, par leurs chants, les forces intérieures de vie et de mort qui animent les personnages.

Une fête vénitienne pleine d’humour

Les costumes créés par Alain Blanchot évoquent dès le début une fête vénitienne baroque et colorée, qui évolue au fur et à mesure qu’Eurydice réalise qu’elle est loin d’avoir atteint le monde idyllique du beau roi chanteur qu’elle croyait avoir épousé. Les personnages se dépouillent progressivement, tout comme l’histoire, révélant la crudité contemporaine des sentiments amoureux destructeurs.

Certaines figures demeurent dans un entre-deux : le centaure Chiron possède une queue et une crinière de cheval, mais ses deux pattes de devant sont formées par les béquilles du vétéran de guerre qu’il est, essayant de réintégrer le chemin de l’éducation militaire aux indisciplinés Hercule et Achille. Ces derniers, couverts de poussière après s’être roulés par terre, ont un visage et un corps semblables à ceux des statues qu’ils deviendront un jour.

Les animaux, qui apparaissent selon le livret lorsque Orphée chante son amour perdu, sont bien présents : dans les ombres savamment mises en scène par Philippe Gladieux, Alain Blanchot imagine des silhouettes à mi-chemin entre le vagabond et la créature merveilleuse.

Fin tragique et fin heureuse

Ces êtres se croisent et se désirent, perdus dans leurs folies et leurs mondes qui peinent à se rejoindre. Leurs frontières mentales prennent la forme d’un miroir qui nous permet d’épier, d’une zone d’ombre où l’on observe un autre chanter dans la lumière. Le jeu, tour à tour stylisé, s’inspirant de la gestuelle baroque et de la danse, ou bien naturaliste, est libre et profondément corporel, capturant avec subtilité les parcours passionnés et les pensées des personnages.

L’opéra Orféo invite le spectateur dans le palais de la folie d’Orphée et dans la constellation des personnages qu’il entraîne. Entre passé et présent, entre veille et rêve, entre vie et mort, Orphée et Eurydice continuent inlassablement de se chercher et de se perdre. Le duo de l’amour retrouvé entre le frère d’Orphée et sa femme offre, malgré tout, une lueur d’espoir fragile dans cet opéra où grâce et cruauté dansent magnifiquement.