
L’exposition que nous avons faite au MOCO de Montpellier (le 21 novembre 2019) traitait de la Russie et de son Art des années 1960-2000, et recevait quelques 130 œuvres de « La Galerie Nationale Tretiakov » de Moscou.
I) L’art non-conformiste sous le régime communiste vu sous le signe de la critique
Dans les années 20, la Russie ne laisse pas libre court à l’art car tout est teinté par de la propagande. Le Réalisme Socialisme en est une expression d’un rejet du totalitarisme qui sévit à l’époque. Des artistes sculpteurs sont projetés sur le devant de la scène dont Nikolaï Silis. Il dessinait des plans de villes du futurs utopiques qui n’ont jamais pu naître.
N. SILIS « Projet pour un monument » 1959
Une deuxième génération d’artistes voit le jour à partir des années 30, reprenant « l’esprit d’avant-garde ». L’idée d’évasion est l’ingrédient principal de cette dernière, illustrant par exemple les contraintes du régime communiste (conditions de vie, sentiment d’étouffement,’).
L’artiste Vladimir SLEPIAN est artiste contemporain qui a eu accès à des magazines d’art contemporains occidentaux (c’était très dur d’en avoir donc rare). Directement inspiré du dripping de Jackson POLLOK, « un peintre américain de l’expressionnisme abstrait » caractérisé par des traces de voûtes avec son corps. SLEPIAN l’imite avec le style tachiste de ses tableaux, « sur les fonds blancs desquels il éclaboussait de la peinture avec des pompes ou des aspirateurs », ajoutant à cela la création de machines usant d’un raisonnement mathématique complexe.

C’est le premier émigré esthétique, c’est-à-dire qu’il est le premier artiste à avoir quitter la Russie pour son art. Il s’est réfugié en France en 1958 et espérait le début de sa grande carrière internationale mais en 1858 à Paris, l’art abstrait ne fonctionnait plus trop avec l’engouement pour le Nouveau Réalisme et l’Arte Povera. Malgré tentatives, il finit par se reconvertir en traducteur franco-russe anonymement, puis est décédé sur trottoirs Paris.
En 1953, les artistes ont un regard d’espoir, car ils pensaient qu’avec mort de Staline viendrait la mort du communisme et qu’ils pourraient recommencer à créer mais ce ne fut pas le cas. Les premiers non-conformistes (non conformes à l’art du régime) commencent en reprenant la tradition de la peinture abstraite russe du grand Kazimir MALEVITCH avec son fameux « carré blanc sur fond blanc » (image ci-contre). Sous le régime communiste, l’art abstrait était interdit et donc se remettre à en peindre était un geste politique en soit.

Vers la fin des années 60 la plupart des non-conformistes (ceux qui ne respectaient pas l’art conforme aux idéologies et attentes du régime) « ont eu tendance à tendre vers le monde de l’Absolu ? religieux, esthétique ou éthique », on parle d’artistes « métaphysiques ».
Se moquer était devenu un moyen de critiquer la société et le pouvoir. Par exemple, Vitaly KOMAR et Alexander MELAMID ont l’idée de créer un fausse agence, ouverte en 1975 aux Etats-Unis, dans laquelle les gens pouvaient acheter des tableaux blancs de différentes formes (triangle, cercle, carré), représentant l’accès au bonheur suprême, connu sous le nom de Suprématisme, « fondé par Kazimir Malevitch, est un courant qui participe au mouvement plus large de l’Avant-garde russe en nous plongeant dans une abstraction absolue. C’est une peinture libérée de toute représentation. Dans une recherche de sensibilité picturale pure, la couleur n’est travaillée que pour elle-même ».
Ils ont également fait une série de photos présentant des objets absurdes, par exemple une cagoule avec un seul ?il pour avoir la force du cyclope et quand on l’enlève on devient aussi celui qui bat le cyclope. Ses images feront la une de catalogues de pubs comme celui du Groland (pays fictif).



Tout est bon pour tout critiquer. C’est qu’on retient d’artistes tel que Ilia KABAKOV. A l’époque c’est la pénurie en Russie communiste, se procurer des objets est très dur (télévision, voitures, peuvent mettre plusieurs années). Il critique la société russe mais aussi les musées et leurs collections qui pour lui étaient étaient faite de tout et n’importe quoi, car au début il y avait des collections sur l’art contemporain, sauf que le métier de critique artistique n’existe pas. Ainsi, il n’y avait pas de système de valeur pour ces œuvres. KABAKOV critique en disant que les musées ne prenaient que des « œuvres poubelles ». Il en a donc fait une. Belle ironie, aujourd’hui son œuvre est exposée dans des musées, mais que dans des pays étrangers. Son œuvre datant de 1990 comprend des insultes accrochées à des objets qui se révoltent contre propriétaires qui les ont jetés, car quand ils sont mis à la poubelle, les objets presque vivants, prennent conscience de leur propre inutilité sans leurs propriétaires.

« Coffre avec déchets » 1981
« Les non-conformistes de la seconde génération ont mené leur « fuite » en sens inverse : hors de l’idée de la culture pour rentrer dans la réalité quotidienne. Le rire est devenu leur moyen de communication avec le monde, de créer de nouvelles lignes de démarcation au sein de la société, séparant ceux qui sont capables de survivre à l’examen d’auto-ironie de ceux qui ne s’y autorisent pas, par principe, croyance ou autres tabous. »
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II) Les débuts d’une période d’euphorie « chaotique » marquée par une radicalisation de « l’art » et des réactions
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Dans les années 70 et 80, la photographie prend un rôle et une place majeure dans l’art moscovite. En effet, pour garder trace de performances ils immortalisaient leurs performances en photo. Avant eux, les Actionnistes moscovites avaient pour but de choquer le public. Les artistes dont nous allons parler eux, réalisaient leurs performances en détournement de la pratique et en mettant scène des événements qui ne se passaient pas vraiment par exemple.

Le couple de Valeri GUERLOVINE et Rimma GUERLOVINA, portaient des tuniques avec leurs corps nus représentés dessus car à l’époque, la représentation de la nudité était absolument proscrite. Nous pouvons y voir un rappel à ORLAN, une autre artiste occidentale quasiment au même moment et sans communication préalable a eu la même idée (en 1776 une performance au Portugal « habillée de ma propre nudit? où elle déambule avec une robe sur laquelle elle avait peint son corps nu).

Une performance vidéo qui a retenue mon attention : « Manger la Pravda » que l’on peut traduire par « manger la vérit’, sachant que la Pravda était aussi un journal officiel russe. KOMAR et MELAMID ont pris des pages du journal pour le préparer et manger le journal, gober la vérité et tout ce qu’on leur dit, donc cette œuvre critique de la pénurie intellectuelle (l’accès qu’à un discours qu’ils devaient avaler) et la pénurie alimentaire en Russie qui était très importante à l’époque. Cette performance a tout d’abord été immortalisé en photo puis reproduite dans les années 90 en étant filmée cette fois.
« Le concept d? « art plastique » n’existe pas en Russie. Tout art est considéré comme « pictural » et l’accent est mis sur la subjectivité de l’image. Depuis la fin des années 60, l’innovation non-conformiste s’est orientée vers le rejet de cette subjectivité au profit de l’exactitude documentaire. Même si la technique picturale demeure, elle ne sert plus l’illusionnisme. Son objectif est désormais de renforcer le naturalisme ».

L’objet devient l’élément central. « La Porte Rouge » de Mikhaïl ROGINSKY en est une parfaite illustration. Cette porte rouge peinte en rouge (couleur du communisme), est assez petite par sa taille. Cela peut signifier que la porte de sortie du communisme existe mais que la brèche est fine et qu’il faut savoir la trouver mais également sa petitesse peut signifier que la discrétion doit être de mise. Cette dernière œuvre a « marqué le début du rejet d’un langage de l’auteur, du style, en faveur de la pratique d’une sélection de l’existant. Les langages de la rue, le langage courant et l’argot, entre autres, ont fait irruption dans la poésie et la littérature, tandis que la peinture populaire a envahi les beaux-arts ».

Ainsi, le texte devient un élément fondamental de ce nouvel art et il est manipulé et mis en page de manière poétique. Les artistes donnent forme à ses textes, en faisant des œuvres d’art sur le fond comme sur la forme. On peut considérer cela comme une approche esthétique. Cascades, zigzags, formes, toutes sont utilisées. Les différents langages sont utilisés comme le braille. On parle de « conceptualisme moscovite » (une variante du conceptualisme occidental des années 1960-1970, la qualifie de « romantique »). « Ilya KOBAKOV, Erik BOULATOV, Andreï MONASTURSKI et Dmitri PRIGOV en sont des figures incontournables et réaffirment « la place du langage et la primauté de la littérature ».
Suite à la réforme de la Perestroïka en 1986 (réformes économiques, sociales de Gorbatchev), en 1998 a lieu la première vente aux enchères en URSS, donnant à l’art une vraie valeur monétaire, et marchande.
L’art s’ouvre ainsi à l’international. Dans les années 1980, le pays est à la reconstruction, et à la libéralisation. L’accès à la consommation de masse s’étend à l’étranger et les artistes russes ont pu voir ce qui se faisait ailleurs. Comme par exemple le Pop Art américain (critique de la société de consommation). Mais le Pop Art en Russie n’est pas viable car il est basé sur des choses, concepts qui n’existaient pas en Russie (publicité, série télé, cinéma’). Donc comment critiquer quelque chose qui n’existe pas ? De ce fait, le pop Art est considéré en Russie comme un pari perdu d’avance car il témoigne d’une volonté de parler la même langue sans avoir les outils de langage nécessaires pour le faire.

« Les artistes russes se sont tournés vers des affiches de chemin de fer, des stands de pompiers, des panneaux de signalisation routière, des emballages de bonbons, les lignes graphiques des paquets de cigarettes et un large éventail d’objets ménagers ». On parle de « peintures-assemblages ». On associe également une idée de changement d’échelle d’un objet du quotidien. Le travail d’Ivan CHOUIKOV « Panneau Routier II » peint en 1973.
Le problème était que la valeur ajoutée par l’appropriation de ce signes marginaux était minime. ». Le Pop Art russe n’a pas fonctionné mais c’est transformé en un nouveau grand courant.
A la fin des années 80 et 90, il y a plus liberté d’expression, et des représentations très caricaturales du dictateur sans visage (mais avec médailles sur poitrine qu’on le reconnaisse). Le Sots Art est né, corrompant l’image du pouvoir et les idéologies normatives. « Le Pop Art travaille avec des produits publicitaires « profanes » », « le Sots Art s’occupe d’images « sacrées » qu’il abaisse, déconstruit et prive de toute aura ». La dérision est de mise.

Par exemple, l’œuvre de Leonid SOKOV et la reproduction d’une pièce typique des bâtiments soviétiques (tapis, buste de Lénine au bout), avec autour normalement des portraits de héros du communisme, ici une commande a été faite auprès d’un peintre du réalisme socialiste pour réaliser des portraits de dissidents (envoyés goulags).

Ou encore ces représentations de chefs du communisme portant la petite « Lolita » par Vagrich BAKHCHANYAN, « Projet de couverture pour le roman de Vladimir Nabokov, Lolita, 1975 ». On l’aura remarquer, le rire est la mission du Sots Art.
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III) La radicalisation de l’art
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Au début des années 1980, vient le premier programme d’exposition clandestine du groupe Moukhomor (Amanite = champignons) appelé l’Apt Art. Les artistes qui commencent en 1982 à faire des expositions mais cela a duré jusqu’en 1984, quand les autorités en entendent parler et les envois en Sibérie par cargaison militaire (goulag). Ces derniers ne pouvaient ni garder ni vendre leurs œuvres qui étaient détruites après les expositions donc il ne reste que très peu de vestige de ces œuvres.

Dans les années 90, les artistes reviennent du goulag, où certains ont pu essayer de récupérer certaines de leurs œuvres. Konstantion ZVZDOTCHETOV et son « l’autel du suicid? 1991 critique le retour des religions (pavillon chinois, orthodoxes, cupidons, dragons, autels en Asie pour culte ancêtres? coloré et kitsch, présence d’un tiroir avec le pistolet du suicidé). Pour ces artistes, adhérer à une idéologie quelle qu’elle soit (politique, religieuse ou même de culte à l’artiste est absurde.
Les expositions du mouvement des « Nouveaux artistes », se déroulent dans des lieux insolites (appartements, dans la campagne’) pour échapper à la censure et sont immortalisées par des photos. On parle des « voyages esthétiques » des « Actions Collectives » (1976-1989).

Cette nouvelle génération souvent jeune donc critiquait beaucoup la figure des « vieux » donc des représentations un peu violentes sont réalisées (« les professeurs »), mais en même temps, ils en ont marre de se cacher. Ces derniers créent pour faire la fête (expositions dans des appartements ou dans des champs la nuit). On parle de « happening totaux » (soirées avec musique, costumes, œuvres, spectacle). Par exemple, un défilé de mode avec en fond des représentations de MALEVITCH et sur les costumes, des motifs du suprématisme et des figures politiques (à but uniquement esthétique) ajouté à une volonté de s’amuser dans un monde triste.
Les artistes ont renoncés au style non-conformiste, prenant pour modèle l’avant-garde des années 1910-1920, mais sans ses utopies, sans théories ni projet social, et uniquement pour son esthétisme.

Un groupe d’artistes : Inspection Herméneutique Médicale, critique le manque d’auto-critique dans leur pratique car il n’y avait toujours pas de critique d’art donc, ils veulent être médecin et patient à la fois (créer et se demander pourquoi ils faisaient ça). « Les insectes rieurs », sont des photos en gros plans d’insectes qui se moquent de vous car pleins de gens sont dégoûtés ou en ont peur mais tous les insectes montrés sont purement inoffensifs.
Tout le monde veut s’évader de ces contraintes autoritaires mais le meilleur moyen de s’évader c’est pas de s’enfuir mais de chercher la réponse ne nous en se posant (introspection auto analyse + positivisme).
L’actionnisme radical : « Barricade » d’Anatoly OSMOLOVSKY et Avdeï TER-OGANYAN, deux garçons qui avaient crées leur propre école de performance avec au départ TER-OGANYAN qui avait ses enfants dans sa propre école (école jeune). Sur cette photo, en 1998 en Russie se déroule une commémoration des 30 ans de mai 1968, en reconstruisant une « Barricade » dans une rue de Moscou. L’intérêt n’était non pas pour le message de mai 68 mais pour le concept de la barricade et de mettre le bazar. D’ailleurs, il y avait la volonté de conclure par une intervention des autorités car pour eux, une performance réussie se finit au poste. Sauf qu’en 1998, le communisme est tombé donc il y a une perte de repères générale pour tout le monde (les citoyens qui devaient voter tout nouveau, même des autorités qui ne savaient plus comment se comporter). Considéré comme simple blocage de rue, les autorités les ont laisser faire.


Dans une très petite salle se trouve l’installation in situ d’Irina Korina « Retour vers le futur » réalisée en 2004 et reconstruite à chaque fois pour chaque exposition. On rentre en fait dans petite pièce pour voir et à la fois ne pas trop voir une mosaïque qui n’en est pas vraiment une mais du plâtre moulé en forme de mosaïque et peinte par dessus. Pourquoi ? Car la mosaïque traditionnelle est un art très important en Russie. L’idée est de croiser les regards du passé, du présent et du futur, l’idée de nous qui regardons depuis le présent et avons une vision sur les utopies du passé et du futur (comme un film de science-fiction des années 70 avec voitures volantes en 2000). Ici on regarde une mosaïque faite sous le communisme avec toutes leurs utopies pour le futur et nous avec le regard présent, nous savons que rien de tout cela n’a marché. C’est la fin de l’URSS « quand les murs neutres et blancs des bureaux sont venus recouvrir les peintures murales de l’ère soviétique ».
[Article réalisé par CLEMENTI Serena]