
Le parcours d’Hubert Duprat commence en 1983 avec la présentation de deux types de travaux en apparence très différents. D’une part des larves d’insectes aquatiques (des trichoptères) qui ont pour particularité de se construire un étui protecteur en s’appropriant des matériaux dans leur environnement de sorte que les paillettes d’or, les pierres précieuses et les perles que l’artiste place dans leur aquarium contraignent l’animal à faire de cet écrin une pièce d’orfèvrerie.

D’autre part, une série de photographies («L’Atelier ou la montée des images») qui reproduisent la projection sur un mur de l’atelier de l’artiste d’une portion de l’espace extérieur suivant la méthode de la ‘camera obscura’ décrite par Léonard de Vinci. Ces travaux sont suivis en 1988 par une série d’interventions ‘in situ’ consistant en des projections en bois et en béton d’une partie de l’espace de son atelier (« Sans titre », Château-Pichon-Longueville, Pauillac, 1987 ; Galerie Jean-François Dumont, Bordeaux, 1989 ; Villa Arson, Nice, 1989 ; Centre d’art Le Quartier, Quimper, 1993). Parallèlement H. Duprat réalise les « Cakes » et les «Marqueteries» qui sont soit des blocs de béton, soit des panneaux de bois sur lesquels se détachent des tracés qui renvoient toujours à l’image de l’atelier. Avec la série des «Cassé-collé» (1991-1994 ; des pierres ou des blocs de béton disloqués au marteau-piqueur puis recollés),
H. Duprat entreprend une réflexion sur la fragmentation et la recomposition qui se poursuit avec les « Coupé-cloué » (1991-1994, des clous de laiton plantés sur des troncs), ainsi qu’avec des pièces telles que «Nord» (1997-1998, des plaquettes d’ambre collées les unes aux autres de façon à former un volume vide) ou «À la fois la racine et le fruit» (1997-1998, un entrelacement de branches recouvert de plaquettes d’os). La marqueterie apparaît dès lors comme une poétique dont H. Duprat s’ingénie à explorer les ressources ? qu’il s’agisse de projectiles de plomb ou de rubans de cuivre fixés dans le plâtre d’un mur (« Sans titre », 1992 ; « Entrelacs », 1992-1999), ou encore des plaques de marbre enserrées dans du béton qui lui avaient servi à figurer sur le sol l’image d’une montagne (« Montagne », 1993-1994).
La marqueterie est certainement aussi le terme qui résume le mieux l’œuvre de H. Duprat. En premier lieu parce qu’elle permet de donner une unité aux techniques très diverses auxquelles recourt l’artiste ? des techniques qui ont pour caractéristique de jouer sur la surface, sur le placage, le recouvrement. Ensuite parce qu’elle fait référence au précieux et à l’ornement, soit à une esthétique du décoratif qui touche l’objet comme l’espace, qui inclut les règnes animal, végétal et minéral, et qui trouve des analogies autant dans l’histoire de l’art ‘stricto sensu’ que dans l’anthropologie et les arts primitifs. Enfin parce qu’elle permet de mettre en évidence un rapport à des procédés de fabrication ou de mise en œuvre sophistiqués (parfois jusqu’à l’excès) où
Duprat, comme il le fait avec les trichoptères, délègue l’exécution. Dans ce processus, ses pièces acquièrent quelque chose de mystérieux qui pourrait faire penser aux cabinets de curiosités et à leur intérêt pour le singulier, le prodigieux, si elles ne visaient pas d’abord à conjuguer ce goût pour la curiosité au présent, à lui redonner une actualité imprévue.
Oeuvres
Hubert Duprat noue et défait l’ordre strict entre nature et artifice, il joue sur les ambiguïtés et travaille en terme de contrastes et de liaisons, donnant la possibilité à l’imaginaire de saisir ses objets et de les déplacer de leur réalité vers la contemplation, voire le rêve. Pour cette nouvelle exposition, il installe dans la galerie du Frac cinq sculptures et réalise une oeuvre in situ, un mur criblé de plomb. Dans la pure tradition, il est question de tailler, de prélever, de soustraire, mais aussi de modeler, de façonner, la matière, plastique. Le travail sur les formes s’effectue essentiellement entre des surfaces à altérations organiques et des surfaces à altérations géométriques. Le tissage se fait sans ordre régulier si ce n’est un ordre conceptuel.
Duprat explore et assemble toutes sortes de matériaux plus au moins précieux pour en capter la lumière et signifier d’une certaine manière les manifestations couplées et antagonistes du pur et de l’impur. La première pièce vient barrer la perspective du lieu, il s’agit d’un énorme bloc de pâte à modeler, d’un blanc quasi-immaculé. Première présence qui captive le regard et le met d’emblée paradoxalement à distance de la réalité ordinaire. L’artiste laisse parler la matière et sa force. Par un jeu obscur et contradictoire, élasticité et mollesse se confrontent à la pression de la masse. La venue du sens résiste, un nouveau rapport se construit entre apparence et réalité, singulier et commun, visible et signification.
Plus loin les objets s’alignent, du monolithe informe nous passons à une sculpture aux surfaces découpées nettes et à la géométrie complexe. Un polyèdre en plâtre constellé d’inclusions en laiton livre à travers ses multiples plans, les tranches des cônes plongés dans la masse. Les étranges taches révèlent autant de variantes que de dessins mathématiques, cercle, ellipse, parabole, etc. Les sections aléatoires qui résultent de la découpe de la matière créent une mutitude de formes géométriques. L’art a en commun avec la logique et les mathématiques, la tautologie. L’appropriation de la négativité sert ici de ressort à la présence, comme un piège. Trancher dans le bloc a permis à la forme, au rythme du matériau d’accéder à une existence inédite, à la rencontre du mouvement du dedans et du dehors. Sur un fond flouté, vibrant, se détachent trois autres sculptures, issues du monde minéral. «
Le cristal est à la fumée ce que l’ordre est à l’entropie, au chaos » cite volontiers Hubert Duprat en référence au biologiste et philosophe Henri Atlan.Une pièce réalisée en calcite s’élève sur un socle. Pur, translucide, le minéral naît d’une cristallisation dans un système rhomboédrique. Les nombreuses facettes sont ici autant de fragments assemblés en quinconce par l’artiste pour construire une sorte de micro-architecture aux propriétés optiques. Une tour à l’équilibre fragile diffracte la lumière et la décompose en prismes. La façade trouée structure la construction d’un lieu vide, symbolique, qui renvoie au coeur de nos subjectivités, vide recouvert par les apparences. Elle suggère « la sympathie qui paraît régner entre les formes complexes du monde minéral et les figures de l’imaginaire humain ».
La sculpture qui suit est un cylindre composé de pyrite, minéral struturé de cristaux parallépipédiques, communément appelé « l’or des fous » pour son éclat métallique. A la fois minimale et baroque comme beaucoup des oeuvres de Duprat, elle présente à l’intérieur une paroi lisse alors que l’extérieur joue sur l’irrégularité, l’accident. La préciosité et l’étrangeté de cet objet fascinent, il semble hors du temps, architecture géologique aussi complexe qu’épurée. La matière s’organise comme fragmentation d’éléments identiques et le principe d’assemblage semble relever d’un pari magique. Les rapports contradictoires tant au niveau de la forme que du matériau sont une manière de déplacer l’unité et de créer ainsi une extrème tension à la pièce. Maîtrise de la prolifération effervescente de la chose, empreinte du langage sur le magma originaire, du mirage du miroitement de la surface au sombre fond de la monade. La pierre n’a pas de sens pourtant le sens s’y heurte. En parallèle, un amas de magnétite s’impose par la densité de sa masse, assemblage d’une sorte de profusion monstrueuse. D’un noir brillant, le minéral naturellement aimanté absorbe et réfléchit la lumière. L’organisation vivante de la matière renvoie au grouillement du réel, à la figure foisonnante de la nature, présence quasi-obscène d’un corps idéal d’abjection. La contemplation intellectuelle s’oppose directement aux apparences séduisantes. « Plus grande est la beauté, plus profonde est la souillure » disait Bataille.
Le passage entre nature et artifice s’opère comme une continuité, laissant l’imaginaire faire dériver les objets vers une reconnaissance. Ce qui apparaîssait de loin comme un mur doux et légèrement mouvant, se montre à proximité comme une constellation. Ce mur criblé de plomb rappelle l’intérêt d’Hubert Duprat pour les techniques de l’incrustation et de la marqueterie. Toutefois rien de précieux ici, la violence des tirs de carabine et de l’impact des projectiles sont perceptibles, reste visible la dégradation d’une surface excluant toute profondeur et élévation. Alors que dans l’histoire de l’art du XXème siècle, des artistes ont privilégié la provocation et l’aspect spectaculaire de ce type de performance, Hubert Duprat ne donne à voir des deux mille cinq cent coups de feux, qu’une vibration décorative. De l’exploration des matières se dégage un paysage halluciné qui joue sur les contrastes forts, entre violence et poésie, force et fragilité, noir et blanc… (texte de Céline Mélissent)

Expositions
- 1985 Réfectoire des Jacobins (préfiguration du Musée d’art moderne), Toulouse.
- 1988 et 1989 Galerie Jean-François Dumont, Bordeaux
- 1989 Galerie de la villa, Villa Arson, Centre national d’art contemporain, Nice.
- 1990 La Criée, halle d’art contemporain, Rennes.
- 1992 Hôtel Saint-Simon, Frac Poitou-Charentes, Angoulême.
- 1994 Le Creux de l’Enfer, Thiers.
- 1995 Villa Arson, Centre national d’art contemporain, Nice.
- 1998 Musée Picasso, Antibes. Frac Limousin, Limoges.
- 1999 Mamco, Genève
- 2001 Sale Miro Quesada Garland Miraflores Lima Geleria Zero.
- Piacenza
- 2005 Galerie Art Concept, Paris
- 2008 Centre International d’Art et du Paysage.
- Vassivière
- 2009 Frac Languedoc-Roussillon. Montpellier
- Expositions collectives
- 1984 Le Vivant et l’artificiel, Hospice Saint-Louis, Avignon.
Affected machines / Machines affectées, Nexus contemporary art center,Atlanta.
Renaissance Society at the University of Chicago, Chicago. - 1987 Manierismus subjectiv, Galerie Krinzinger, Vienne.
- 1991 L’amour de l’art, Halle Tony Garnier, Biennale de Lyon.
- 1968, l’Usine, le Consortium, Dijon. Through the view finder, De Appel Foundation,
- Amsterdam.
- 1993 Curios et Mirabilia, Château d’Oiron. Lieux de la vie moderne, Centre d’Art, Le Quartier, Quimper.
- 1995 Maisons-Cerveau, Frac Champagne-Ardenne. Le Collège, Reims.
- 1997 L’Empreinte, Centre Georges Pompidou, Paris.
- 1998 Etre Nature, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris.
- 1999 Animal, Anima, Animus, P.S.I, New-York.
- 2000 Gratture, biffures et incisures, Domaine de Kerguéhennec.
- 2001 Troubler l’écho du temps. Musée d’Art Contemporain, Lyon.
Azerty, Centre Georges Pompidou, Paris.
Plus Vrai que nature, CAPC musée, Bordeaux.
Dévoler, Institut d’Art Contemporain, Villeurbanne. - 2003 De l’homme et des insectes, Jean-Henri Fabre, Espace EDF Electra, Paris.
Overview, Bild Museet, Umea. - 2006
- La force de l’Art, Grand Palais, Paris. Chers amis, Domaine de Kerguéhennec.
Les fils de Marcel, C.R.A.C. Sète.
Terminator, 40mcube, Rennes. - 2008 Part of the process, Galeria Zero Milan
- 2009 Le travail de rivière. Le Crédac Galerie Fernand Léger.
- Ivry-sur-Seine.
Considérations inactuelles. Domaine de Kerguéhennec.
Bibliographie
Monographies
Hubert Duprat, Hôtel des Arts (Paris) 1991 textes de Christian Besson, Catherine Perret, Jean-Marc Poinsot
Hubert Duprat, Frac Poitou-Charentes (Angoulême), 1992. Texte de Michel Assenmaker
Hubert Duprat, Musée Picasso (Antîbes), Mamco (Genève), Frac Limousin (Limoges),1998.Textes de Stephen Bann, Maurice Frechuret, Roland Recht
Hubert Duprat
Theatrum, Collection reConnaître, RMN, Musée départemental (Digne) 2002, Il filatore, (Caraglio),2002.(Edition Italienne). Textes de Christian Besson, Luc Chatel.
Une oeuvre de Hubert Duprat, Collection Iconotexte, Editions Muntaner (Marseille),2008. Textes de Thierry Davila, Jacques Demarcq, Jean-François Dumont, Anne-Laure Even, Emma-Charlotte Gobry-Laurencin, Emmanuel Latreille, Natacha Pugnet, Inigo de Satrustegui, Didier Semin.
Périodiques
– Ramon Tio Bellido, Portrait Beaux Arts magazine (Paris) n°77 1990
– Mo Gourmelon, Concrete Excess,The Art of Hubert Duprat, Arts Magazine (New York)vol 66 n°5 1992
– Michel Assenmaker, Hubert Duprat Forum (Antwerpen) n°17 1993
– Didier Arnaudet, Hubert Duprat, un art de couper et d’isoler, Art Press (Paris) n° 198, 1995.
– Christian Besson/Hubert Duprat, Wonderful Caddis- Worm, Leonardo MIT Press (San Francisco) Vol.31 , n°3, juin 1998
– Herve Aubron, Le geste,le lieu et l’empreinte:Hubert Duprat , Vertigo (Paris), n°19 , 1999
– Frederic Paul, Hubert Duprat: La bibliothéque de l’instituteur , Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne Centre Georges Pompidou (Paris) n°72 . 2000.
– Maribel Koeniger, Camera Obscura ,Salon bleu, Chambre claire, étui doré , Kunstforum (Ruppichteroth) n°151, 2000
– Inigo de Satrustegui, Hubert Duprat ou l’atelier sans fin, Les carnets de Tournefeuille (Montolieu), 2003
– Natacha Pugnet, Les métiers d’Hubert Duprat, Les Figures de l’art, (Pau), n°7, 2004.
– Jeffrey Kastner, Trichopterae. Cabinet (New York) n°25. 2007
– Natacha Pugnet, Le collier de l’Histoire-à propos des expositions récentes d’Hubert Duprat 20/27 (Paris) n°4 2010
Ouvrages généraux
-Jean-Marc Poinsot, L’atelier sans mur, Art Edition, (Villeurbanne), 1991
-Didier Semin, Le peintre et son modèle déposé, Editions du MAMCO, (Genève), 2001.
-Linda Weintraub, In the Making (Creative Options for Contemporary Art),d.a.p (New York). 2003.
-Christian Besson, Abductions. Mamco,(Genève ), 2006.
-Stephen Bann, Ways around modernism, Routledge, (New-York, Londres.), 2007.
-Roland Recht, Point de fuite: Les images, des images, des images. Beaux arts de Paris les éditions (Paris), 2009