Le manifeste du Rio Negro de Pierre Restany

L’Amazone constitue aujourd’hui sur notre planète l’ultime réservoir refuge de la nature intégrale.

Quel type d’art, quel système de langage peut susciter une telle ambiance, exceptionnelle à tous points de vue, exorbitante par rapport au sens commun? Un naturalisme de type essentialiste et fondamental, qui s’oppose au réalisme et à la continuité de la tradition réaliste, de l’esprit réaliste au delà de la succession de ses styles et de ses formes. L’esprit du réalisme dans toute l’histoire de l’art n’est pas l’esprit du pur constat, le témoignage de la disponibilité affective. L’esprit du réalisme est la métaphore; le réalisme est la métaphore du pouvoir: pouvoir religieux, pouvoir d’argent à l’époque de la Renaissance. pouvoir politique par la suite, réalisme bourgeois, réalisme socialiste, pouvoir de la société de consommation avec le pop-art.

Le naturalisme n’est pas métaphorique. Il ne traduit aucune volonté de puissance mais bien un autre état de la sensibilité, une ouverture majeure de la conscience. La tendance à l’objectivité du constat traduit une discipline de la perception, une pleine disponibilité au message direct et spontané des données immédiates de la conscience. Du journalisme, mais transféré dans le domaine de la sensibilité pure : l’information sensible sur la nature.

Pratiquer cette disponibilité par rapport au donné naturel, c’est admettre la modestie de la perception humaine et ses limites, par rapport à un tout qui est une fin en soi. Cette discipline dans la conscience de ses propres limites est la qualité première du bon reporter: c’est ainsi qu’il peut transmettre ce qu’il voit en « dé-naturant » le moins possible les faits.

Le naturalisme ainsi conçu implique non seulement la plus grande discipline de la perception mais aussi la plus grande ouverture humaine.

En fin de compte la nature est et elle nous dépasse dans la perception de sa durée. Mais dans l’espace-temps de la vie d’un homme, la nature est la mesure de sa conscience et de sa sensibilité.

Le naturalisme intégral est allergique à toute sorte de pouvoir ou de métaphore du pouvoir. Le seul pouvoir qu’il reconnaît n’est pas celui, abusif de la société, mais celui, purificateur et cathartique de l’imagination au service de la sensibilité.

Ce naturalisme est d’ordre individuel: l’option naturaliste opposée à l’option réaliste est le fruit d’un choix qui engage la totalité de la conscience individuelle. Cette option n’est pas seulement critique, elle ne se limite pas à exprimer la crainte de l’homme devant le danger que fait courir à la nature l’excès de civilisation industrielle et urbaine. Elle traduit l’avènement d’un stade global de la perception, le passage individuel à la conscience planétaire. Nous vivons une époque de double bilan. A la fin du siècle s’ajoute la fin du millénaire, avec tous les transferts de tabous et de paranoïa collective que cette récurrence temporelle implique, à commencer par le transfert de la peur de l’an 1000 sur la peur de l’an 2000, l’atome à la place de la peste.

Nous vivons ainsi une époque de bilan. Bilan de notre passé ouvert sur notre futur. Notre Premier Millénaire doit annoncer le Second. Notre civilisation judéo-chrétienne doit préparer sa Seconde Renaissance. Le retour à l’idéalisme en plein XXeme siècle super-matérialiste, le regain d’intérêt pour l’histoire des religions et la tradition de l’occultisme, la recherche de plus en plus pressante de nouvelles iconographies symbolistes: tous ces symptômes sont la conséquence d’un processus de dématérialisation de l’objet initié en 1966 et qui est le phénomène majeur de l’histoire de l’art contemporain en occident.

Après des siècles de « tyrannie de l’objet » et sa culminance dans l’apothéose de l’aventure de l’objet comme langage synthétique de la société de consommation, l’art doute de sa justification matérielle, il se dématérialise, il se conceptualise. Les démarches conceptuelles de l’art contemporain n’ont de sens que si elles sont examinées à travers cette optique autocritique. L’art s’est lui-même mis en position critique. Il s’interroge sur son immanence, sa nécessité, sa fonction.

Le naturalisme intégral est une réponse. Et justement par sa vertu d’intégrisme, c’est-à-dire de généralisation et d’extrémisme de la structure de la perception, c’est-à-dire de planétarisation de la conscience, il se présente aujourd’hui comme une option ouverte, un fil directeur dans le chaos de l’art actuel. Autocritique, dématérialisation, tentation idéaliste, parcours souterrains symbolistes et occultistes: cette apparente confusion s’ordonnera peut-être un jour à partir de la notion de naturalisme, expression de la conscience planétaire.

Cette restructuration perceptive correspond à une véritable mutation et la dématérialisation de l’objet d’art, son interprétation idéaliste, le retour au sens caché des choses et à leur symbologie, constituent un ensemble de phénomènes qui s’inscrivent comme un préambule opérationnel à notre Seconde Renaissance, l’étape nécessaire à la mutation anthropologique finale.

Nous vivons aujourd’hui deux sens de la nature. Celui ancestral du donné planétaire, celui moderne de l’acquis industriel et urbain. On peut opter pour l’un ou pour l’autre, nier l’un au profit de l’autre, l’important c’est que ces deux sens de la nature soient vécus et assumés dans l’intégrité de leur structure ontologique, dans la perspective d’une universalisation de la conscience perceptive. le Moi embrassant le Monde et ne faisant qu’un avec lui, dans l’accord et l’harmonie de l’émotion assumée comme l’ultime réalité du langage humain.

Le naturalisme comme discipline de la pensée et de la conscience perceptive est un programme ambitieux et exigeant, qui dépasse de loin les perspectives écologiques actuellement balbutiantes. Il s’agit de lutter beaucoup plus contre la pollution subjective que contre la pollution objective, la pollution des sens et du cerveau, beaucoup plus que celle de l’air ou de l’eau.

Un contexte aussi exceptionnel que l’Amazone suscite l’idée d’un retour à la nature originelle. La nature originelle doit être exaltée comme une hygiène de la perception et un oxygène mental: un naturalisme intégral, gigantesque catalyseur et accélérateur de nos facultés de sentir, de penser et d’agir.

Pierre Restany – Haut Rio Negro – Jeudi 3 août 1978.

En présence de Sepp BAENDERECK.

Pierre Restany

Pierre Restany est né le 24 juin 1930 à Amélie-les-Bains, dans les Pyrénées, il grandit à Casablanca, dans un milieu aisé, cultivé. A 18 ans il est à Paris, en khâgne au lycée Henri-IV, écrit pour lui, prend le large en Italie. Fuir Paris pour l’Italie deviendra une habitude. Milan sera sa deuxième ville : avec la revue Domusà laquelle il collaborait dès les années 1960. Dans ses premiers écrits, notamment pour la revue Cimaise, à laquelle il collabore dès 1952, le jeune critique d’art prend la défense du peintre Jean Fautrier, et s’intéresse à l’abstraction lyrique (Lyrisme et abstraction 1958).

Le grand tournant de sa vie de critique sera consécutif à sa rencontre avec Yves Klein, en 1955. Restany voue une admiration sans borne à l’auteur des monochromes, « phénomènes de pure contemplation » et devient son préfacier attitré. C’est chez lui que le critique fonde le groupe des Nouveaux Réalistes en 1960 (Arman, Hains, Tinguely, Cesar, etc.) autour de cette définition souple et fédératrice « Nouveau Réalisme = nouvelles approches perceptives du réel ». Pierre Restany devient alors l’ambassadeur dans le monde de leurs faits et gestes d’appropriation du réel avec enthousiasme. Pour lui, grâce à Yves Klein notamment, « l’art a définitivement basculé dans la morale, et l’esthétique dans l’éthique ».

Entre 1960 et 1963 il est à l’origine d’une bonne vingtaine d’expositions collectives et peaufine sa réflexion sur le mouvement, quitte à se frotter aux principaux intéressés (Raymond Hains, surtout, qui ramènera plus tard le rôle de Restany à « un petit drapeau planté sur un groupe ». Quitte à prendre le risque de voir son image devenir historique. Mais il en mesure le risque et entreprend d’élargir son écurie en restant attentif au travail des jeunes artistes.

Parmi ceux qui l’enthousiasment, il y aura Jean-Pierre Raynaud, qu’il a toujours défendu et dont il dirigeait ces dernières années les campagnes de drapeaux. Il y aura plusieurs figures originales autour du Mec Art (lire mecanical art) et des peintres pratiquant le report sur toiles d’images photographiques ou imprimées. Notamment Alain Jacquet et le Catalan Joan Rabascall.

Dans les années 1970, Pierre Restany poursuit sa réflexion sur les structures sociologiques de l’art contemporain. Et sur les objets. Le design comme autre vie de l’objet et l’urbanisme deviennent des pôles majeurs d’intérêt pour lui. Puis il s’intéresse au devenir des objets industriels. Sa collaboration à la revue Domus a favorisé son approche de ces nouveaux champs de la création. » (extrait d’un article de Geneviève Breerette, Le Monde, 30 mai 2003)

Jeune fonctionnaire, Pierre Restany avait été membre de tous les cabinets ministériels de Jacques Chaban-Delmas, avant de devenir un critique d’art réputé.

Il y a 30 ans, Restany rédigeait, en pleine forêt, le ‘Manifeste du Naturalisme intégral’ sur un cahier d’écolier : l’été 1978, Pierre Restany s’embarque au coeur de l’Amazonie avec les artistes brésiliens Frans Krajcberg et Sepp Baendereck. Cette expédition en bateau le long du rio Negro se révéle une expérience humaine et sensorielle bouleversante, et sera pour Restany l’occasion d’une révolution théorique. Le journal du rio Negro a donné naissance au manifeste du Naturalisme intégral. Revenant sur les principes fondateurs du Nouveau réalisme, Restany affirme que c’est la question de la nature qui va désormais être au coeur des enjeux artistiques et culturels. Bravant les moustiques et les gueules de bois, il invite ainsi l’Occident du 21e siècle à une « seconde Renaissance ». Trois décennies plus tard, ce texte prophétique et cocasse s’impose comme un classique – qui nous révèle Restany au naturel. Nature Intégrale, la revue qu’il publie à Milan entre 1978 et 1981 avec Carmelo Strano, rend compte de l’ampleur de ces recherches qui recueillent un grand écho dans le monde de l’art.

À la suite de sa rencontre avec Dani Karavan en 1976, la réflexion de Pierre Restany aborde également la problématique de l’art dans la ville. Témoin attentif de l’évolution du design post-moderne et plus précisément des développements théoriques et pratiques de l’œuvre de l’architecte Alessandro Mendini, il interroge aussi, à partir de la fin des années 1970, le rapport entre le monde de l’art et celui de la production. Un livre, paru simultanément à Paris et à Milan en 1990, traite dans cette optique des rapports de l’art et de la production à partir de la notion d’« objet-plus », c’est-à-dire de la plus-value sémantique et culturelle qui s’attache à l’objet industriel lorsqu’il entre dans le domaine de l’art. Ce problème du « plus » dans l’objet est souligné visuellement par des présentations informationnelles de Bernard Demiaux. À partir de 1986, il dirige la revue trimestrielle Ars.

Pierre Restany est un voyageur infatigable, en Espagne, Grèce, Yougoslavie, Pologne, Tchécoslovaquie, Bulgarie, Hongrie, Israël, Corée, Japon, États-Unis, Iran, Inde, Cuba, Uruguay, Colombie, Venezuela, Argentine, Brésil, Australie, Québec, URSS… Mario Pedrosa lui ouvre les portes de la Biennale de Sao Paulo en 1961. Commissaire Général de la section Art et Technologie en 1967, il renonce à sa charge en raison de l’attitude anti-culturelle des militaires brésiliens au pouvoir.

Il vit les derniers moments de « l’âge d’or » de Buenos Aires en 1963-1964 grâce à Jorge Romero Brest qui l’invite à l’instituto Torquato di Tella. Critique d’art de Planète, il collabore à la création de l’édition argentine de la revue de Louis Pauwels. En 1962, à l’occasion de sa participation au jury de la Biennale de Tokyo, il donne sur invitation du Professeur Takiguchi une série de cours retentissants sur le Nouveau réalisme à la Tama University of Art. Entre 1964 et 1968, il participe au Printemps de Prague en assurant la correspondance parisienne des revues artistiques de l’État Tchèque (Vytvarne Prace, Vytvarne Umeni).

En 1979, un « Lecture Tour Grant » de l’Australia Council lui permet de visiter les principales universités australiennes, au cours d’un périple d’un mois organisé par Noela Yuill. En 1984-1985, il est appelé par Maria Grazia Mazzocchi à faire part de l’équipe fondatrice à Milan de la Domus Academy, un institut post-universitaire de recherches sur la mode et le design, internationalement reconnu aujourd’hui. Membre du comité d’organisation de l’Olympiade des Arts, programme artistique lié aux Jeux Olympiques de Corée, il est à l’origine du Parc Olympique de Sculptures de Séoul réalisé en 1987-1988 et qui rassemble 300 oeuvres en provenance du monde entier.

La publication en 1988 de l’édition russe de Domus le plonge avec Giovanna Mazzocchi Bordone en pleine perestroïka. Il inaugure la même année à Moscou, dans le cadre de l’exposition Günther Uecker à la nouvelle galerie Tretiakov, une série de conférences sur la situation de l’art occidental. En janvier 1989, il rencontre l’académicien Likatchov, Président de la Fondation Soviétique pour la Culture venu à Milan pour inaugurer une exposition sur l’Avant-garde russe.

En 1999, il prend la présidence du Site de création contemporaine du Palais de Tokyo à Paris, voué à la promotion de la scène artistique émergente. Trente-cinq ans d’activités passionnées et souvent polémiques ont fait de Pierre Restany un personnage hors-série de la scène artistique, connu dans le monde entier, grâce à diverses collaborations à la presse écrite et aux media audio-visuels, à de nombreuses tournées de conférences dans les universités et les musées et à sa participation au jury de nombreuses manifestations internationales.

Le milieu de l’art mettra du temps avant de reconnaître en lui un maître qui, lors de sa disparition en 2003, sera salué par toutes les institutions. Type même du critique engagé, adoptant un point de vue éthique avant toute approche esthétique, il n’a cessé d’interroger la nature et le sens de l’art dans la société post-industrielle. Pour lui, grâce à Yves Klein notamment, « l’art a définitivement basculé dans la morale, et l’esthétique dans l’éthique ».