Le terme » romantique » désigne, à l’origine, toute articulation barbare, qui ne se soumet pas aux règles de la latinité classique. Ainsi » parler romans » signifie, dans Gallia Transalpina du Xe siècle, à peu près ce que signifie » tuitisch sprechen » dans Germania, c’est-à-dire : parler un latin mauvais. C’est la raison pour laquelle le style romanesque et gothique signifient les deux, un style vulgaire et barbare. Or, Young et Gray ont repris ce terme au commencement du XVIIIe, pour donner un nom à leur révolte contre le formalisme classiciste et rigide de l’Enlightenment (des Lumières). Très vite, toute une tendance littéraire, artistique, philosophique, politique et religieuse s’est formée autour de cette étiquette (à peu près comme c’était le cas de la tendance » verte » et » hippie » autour du terme » alternatifs « ), et cette tendance a pris comme porte-parole Rousseau, (comme c’était le cas avec Marcuse au XXe). On peut distinguer, grosso modo, trois phases dans ce mouvement romantique, lesquelles sont interrompues par deux retours vers la pensée classiciste.
1) Le premier romantisme (1750 – 1790).
2) Le deuxième romantisme, le romantisme » ironique » (1820 – 1850).
3) Le néo-romantisme, l’expressionnisme (1880 – 1900).
4) Le romantisme surréaliste, le fascisme, le nazisme, le léninisme (1920 – 1945).
1) Le premier romantisme (1750 – 1790).
C’est le refus de la clarté » stérile » et la glorification du mystère. Le refus de la forme, et la glorification du processus, du glissement, du » devenir « . Le refus des codes, et la glorification du sentiment » libre « . L’expression poétique de tout cela est Byron, Keats, Shelley, (for truth is beauty, beauty truth, that’s all we know, and all we need to know). Les expressions musicales les plus accomplies sont les dernières sonates de Beethoven, et les Lieder de Schubert. L’expression philosophique sont les idéalistes allemands, (Schleiermacher, Fichte, Schelling). En politique, le choc entre ce type de romantisme et la pensée classiciste donne les Révolutions Américaines, (surtout Hamilton), et Française, (surtout Rousseau). Napoléon est l’aboutissement et le renversement de cette première phase.
2) Le deuxième romantisme, le romantisme » ironique » (1820 – 1850).
C’est le refus de l’industrialisation, et la glorification de la vie simple. Le refus de la civilisation, et la glorification du primitif, (le populaire, le médiéval, le sauvage, le violent). Le refus de l’ordre, et la glorification du chaos et de la mort. Les expressions poétiques sont Novalis, Lenau, Wackenroder, Puchki, Lermontov. L’expression musicale la plus accomplie est Schumann. La folie et l’inspiration sont glorifiées même dans la philosophie : Schopenhauer. La science est envahie par cette mentalité, et le résultat en est Darwin. En politique, les premiers signes de la barbarie fasciste et léniniste se manifestent : la » droite » et la » gauche » des révolutions de 1848. Marx est l’aboutissement et le renversement de cette deuxième phase.
3) Le néo-romantisme, l’expressionnisme (1880 – 1900).
C’est le refus de la domination de la science et du criticisme, mais aussi de la grisaille de l’impérialisme économique et politique. Le refus de la technique, et la glorification de l’art. Le refus de la photo, et la glorification de l’expression » libre « . C’est Van Gogh, Gauguin, Munch. C’est Gaudi et l’Art nouveau. En musique, c’est Wagner et Tchaïkovsky, Dvorak, et la plus haute expression en est Mahler. En philosophie, cela donne Dilthey, la re-découverte des présocratiques et la » philosophie vitale » qui se réclame, (par erreur), de Nietzsche. En politique, cela donne les premières manifestations véritables du fascisme, (Dreyfus, l’anarchisme, la révolution de 1905 en Russie). L’aboutissement et le renversement de cette troisième phase est Freud.
4) Le romantisme surréaliste, le fascisme, le nazisme, le léninisme (1920 – 1945).
C’est le refus de la réalité et la glorification du rêve. Le refus de l’intellect » calculateur » et la glorification d’une science » qualitative « . Le refus du positivisme et de » l’américanisme « , et la glorification de la masse. L’expression poétique est Apollinaire, Pound, Rilke, Najakovski. L’expression picturale est le Chevalier bleu et Picasso. (Mais aussi les constructivistes russes et les » métaphysiques » italiens). Le film est le grand médium de cette tendance, (surtout en Allemagne). En musique, c’est Richard Strauss et le jeune Schönberg. En philosophie, une partie d’Husserl, mais surtout Heidegger et Jaspers. Cette tendance naît avec la révolution d’Octobre, elle passe par Mussolini, Lénine, Hitler et Staline, et elle aboutit à Auschwitz et aux Goulags. Le renversement de cette quatrième phase est Wittgenstein en philosophie, Duchamp dans les arts plastiques, le dernier Schönberg en musique, et le Plan Marshall en politique. Des personnages curieux de ce type de romantisme sont De Gaulle, Ben Gourion et Gandhi.
Il y a des personnes qui dépassent le romantisme, quoiqu’elles en soient émergées : Hegel, (la première phase), Nietzsche, (deuxième phase), Husserl (troisième phase), et peut être Arendt, (quatrième phase). Probablement nous sommes en train de passer vers une cinquième phase du romantisme.
Vilèm Flusser
Texte pour Abbas Zardoumi